Dimanche 19, lundi 20 et mardi 21 mars 1871 (B)
Lettre d’Eugénie Desnoyers, épouse de Charles Mertzdorff (Vieux-Thann) à sa sœur Aglaé Desnoyers, épouse d’Alphonse Milne-Edwards (Paris)
19 Mars 71
Dimanche 6h
Ma chère petite Gla,
Ne m'en veux pas si je me suis plaint un peu de ton silence je n'avais encore reçu de toi que 2 lettres une du 3 février et une du 10 février ; et depuis m'en est arrivé une du 26 et hier une du 4 Mars[2], me voici tout à fait satisfaite de ce côté aussi je t'embrasse bien pour te remercier de ces 2 dernières lettres qui sont comme je les aime. Que ta modestie ne craigne rien ; fais-en un acte de vertu, avec moi tu n'as rien à cacher pas même le bien que tu fais et ton désir de te multiplier autour de notre bonne mère[3]. Je devine tout cela, mais je suis heureuse, en te lisant, de pouvoir te suivre dans tes occupations, cela fait du bien, tu sais bien que tu es ma meilleure amie ; moi je t'étourdis toujours de mes fillettes[4] qui remplissent ma vie, de mes occupations, et bien si tu ne me parlais pas de toi de ce que tu fais, moi aussi, je cesserais de t'entretenir de tout cela et cependant, c'est le seul moyen de ne pas devenir étrangères l'une à l'autre tant qu'on doit vivre éloignées.
J’éprouve un soulagement à lire ce que tu dis toujours de notre Julien[5], et moi à te parler de lui, le cher enfant était tellement notre joie notre espérance à tous. Il avait tellement l'amour du bien, et un esprit droit et affectueux que l'on se rappelle, avec bonheur, chacune de ses paroles, tout ce qu'il nous a dit sur l'une ou l'autre question nous revient à l'esprit et est toujours si doux si bon……
Lundi soir
Encore une bonne lettre de toi, ma chère petite Gla, voilà qui est me gâter ; cette fois tu mérites un bon point, et bien pour toute récompense je t'embrasserai, et tu te diras que tu m'as fait plaisir. Tu as une vie bien active, bien utile et je vois que tu supportes toute cette fatigue beaucoup mieux que nous n'aurions pu l'espérer, mais il y a certainement des grâces particulières, et Dieu accorde, dans les grands moments d'épreuves, des forces morales et physiques au-delà de ce qu'on peut imaginer.
Ce que tu me dis de notre bonne mère, que malgré son grand courage, elle est par moment abattue, est bien naturel, et ceux qui, comme Mme Duméril[6] et Mme Heuchel[7] ont passé par la même douleur me disent bien que c'est toujours ainsi. Mme Heuchel aujourd'hui pleurait avec moi en parlant de son pauvre Georges, comme au premier jour, disant que le temps ne changeait rien, seulement l'angoisse n'est pas continuelle mais il suffit d'un objet pour vous rappeler tout ce qu'on a perdu. Aussi elle m'a bien chargée de dire à maman combien elle pensait à elle.
Je te remercie des nouvelles que tu me donnes sur la famille car maintenant je n'ai plus reçu de lettres ni de Constance[8], ni de Victorine[9], ni des autres. Je vois d'après le mouvement que les lignes de l'ouest marchent librement, il n'en est pas encore de même des nôtres qui sont aux mains des Prussiens. Elise[10] voudrait partir, elle est bien impatiente d'aller rejoindre son mari ; (c'est un très bon ménage), mais il faut encore 5 jours pour gagner Paris et changer je ne sais combien de fois, puisqu'il faut passer par Genève et le Bourbonnais. Les hommes qui voyagent seuls et sans bagages, peuvent prendre la ligne de Strasbourg et on doit gagner une journée. Cependant je pense que la semaine prochaine nos hôtes nous quitterons, l'oncle[11] malgré ses 80 ans, a toujours un peu peur et n'est pas pressé de s'en aller, mais je ne veux pas qu'on me le laisse, c'est une terrible responsabilité à cet âge.
10h. Charles[12] me lit les dépêches de Paris du 18 ; elles ne sont pas rassurantes ; < > encore du trouble à Montmartre... les troupes envoyées pour rétablir l'ordre, fraternisant avec ceux qui demandent Menotti[13] pour général... ah ! mon Dieu dans quel temps vivons-nous ? Peut-être en ce moment avez-vous de nouvelles journées de Juin[14]. Et c'est la garde nationale qui va être obligée de marcher, de se faire tuer pour que ça recommence le lendemain.
C'est à désespérer de notre pauvre pays ; avoir l'ennemi encore sur son sol, et ne pas vouloir reconnaître l'ordre et une autorité qui agit cependant franchement au nom de la république. Si nous n'avions pas eu M. Thiers, nous serions dans une anarchie complète, et, malgré tout son dévouement, pourra-t-il redonner un peu de vigueur et d'esprit d'ordre à notre pauvre France. Tu dois comprendre tout ce que Charles souffre moralement, (comme Alphonse[15] et Alfred[16]) lui qui a toujours tant fait pour son pays et le voir tomber dans un tel état et passer aux mains étrangères. Et au point de vue moralisateur c'est si triste, les efforts qu'on fait amènent un résultat presque nul ; on se demande même si en s'occupant tant de tout ce monde, on ne leur fait pas plutôt du mal, quand on examine l'esprit qui domine maintenant, le manque de conscience, d'ordre et ce besoin de jouir sans limite, c'est à désespérer...
Pour Mercredi les Prussiens préparent une fête à Thann (fête de leur empereur[17]), depuis 8 jours ils travaillent à faire des guirlandes et 4 salles sont louées pour y boire et s'amuser. Pourvu qu'il n'y ait pas de rixes. Tous les prisonniers mobilisés rentrent ; ah ! que ça navre le cœur en pensant que notre Julien lui ne reviendra pas à la maison, il faut se soumettre, mais c'est bien dur. Nous avions tellement pris l'habitude de l'associer à toutes nos pensées. Il savait bien combien nous l'aimions. Mais qui ne l'aurait pas aimé ? Je ne puis croire à la réalité. Je voudrais bien pouvoir aller vous trouver, mais je ne puis aller seule, et je ne puis laisser Charles qui a encore une tâche à accomplir jusqu'à ce que notre village soit administré par les Prussiens, et mes petites filles dont je ne saurais que faire... Tu vois la position, j'espère que d'ici à peu le calme va un peu se rétablir et que je pourrai aller vous embrasser, Charles n'en a pas moins envie que moi, ainsi soyez bien sûrs que nous voudrions déjà être avec papa et maman[18]. Embrasse-les bien pour nous.
Mardi matin 10h
Voici l'heure de la poste, il me semble que j'ai oublié de te parler de quantités de choses. D'abord de te charger de dire à maman combien ses lettres me font plaisir, combien elle est bonne de m'écrire, de même à chacun de vous. Puis je voudrais te recommander de te ménager un peu, il me semble que tu en fais de trop, que tu abuses de ta bête, tu dois la soigner tout comme si tu avais pour elle une grande affection, car l'autre est chargée de veiller sur elle, et ne doit pas en abuser pour lui faire accomplir tout ce qu'elle conçoit et qui peut dépasser les forces. Elles sont condamnées à vivre ensemble et il est du devoir de ne pas abuser ni de l'une, ni de l'autre.
Où en est Alfred de ses projets ? Sa petite briqueterie qu'est-elle devenue ?... Je pense bien à lui.
Demain, si les Prussiens ne nous arrivent pas j'accompagnerai Charles à Mulhouse et Morschwiller, il faut absolument qu'il voit ce que l'on fait et ce que l'on dit. Il est bien découragé. J'aurai des robes aux enfants ; les noires en reps qu'elles ont mis tout l'hiver sont complètement luisantes ; j'aurai je pense de l'alpaga noir, ou blanc et noir, ce que je pourrai trouver et de quoi faire le petit paletot pareil. Ces questions-là sont de peu d'importance, cependant il ne faut pas se laisser aller, ce à quoi on qu'on ferait facilement.
Adieu, ma chérie, embrasse bien tous les chers nôtres et croyez-nous vos bien affectionnés
Eugénie.
Si tu voyais que ma venue doit être avancée, écris-le moi, on ferait l'impossible.
Notes
- ↑ Lettre rédigée sur papier deuil.
- ↑ Aucune de ces 4 lettres ne nous est parvenue.
- ↑ Jeanne Target, épouse de Jules Desnoyers.
- ↑ Marie et Emilie Mertzdorff.
- ↑ Julien Desnoyers, tué en janvier au fort d’Issy.
- ↑ Félicité Duméril, épouse de Louis Daniel Constant Duméril ; sa fille Caroline est décédée en 1862.
- ↑ Elisabeth Schirmer, épouse de Georges Heuchel ; son fils Georges Léon Heuchel est décédé en janvier 1870.
- ↑ Constance Prévost, épouse de Claude Louis Lafisse.
- ↑ Victorine Duvergier de Hauranne, épouse de Paul Louis Target.
- ↑ Elisabeth Mertzdorff, épouse d’Eugène Bonnard.
- ↑ Frédéric Mertzdorff, époux de Caroline Gasser.
- ↑ Charles Mertzdorff.
- ↑ Menotti Garibaldi (1840-1903), fils de Giuseppe Garibaldi.
- ↑ Les Journées de Juin : allusion à la révolte du peuple de Paris en juin 1848.
- ↑ Alphonse Milne-Edwards, époux d’Aglaé Desnoyers.
- ↑ Alfred Desnoyers.
- ↑ Guillaume Ier (1797-1888), roi de Prusse (1861-1888), empereur d’Allemagne (1871-1888).
- ↑ Jules Desnoyers et son épouse Jeanne Target.
Notice bibliographique
D’après l’original
Pour citer cette page
« Dimanche 19, lundi 20 et mardi 21 mars 1871 (B). Lettre d’Eugénie Desnoyers, épouse de Charles Mertzdorff (Vieux-Thann) à sa sœur Aglaé Desnoyers, épouse d’Alphonse Milne-Edwards (Paris) », Une correspondance familiale (D. Poublan et C. Dauphin eds.), https://lettresfamiliales.ehess.fr/w/index.php?title=Dimanche_19,_lundi_20_et_mardi_21_mars_1871_(B)&oldid=51812 (accédée le 14 novembre 2024).
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