Vendredi 4 et samedi 5 août 1882
Lettre de Marie Mertzdorff, épouse de Marcel de Fréville (Villers-sur-mer) à son père Charles Mertzdorff (Vieux-Thann)
Villers 4 Août 1882
Villa Cléo
Mon cher Papa,
Puisque je ne puis être en ce moment auprès de toi à Vieux-Thann, je ne veux cependant pas laisser ma place tout à fait vide et j’arrive comme je peux avec mon papier et ma plume pour t’embrasser, te dire combien je pense à votre bonne petite réunion et combien je suis de cœur avec vous tous. Êtes-vous bien encore à Vieux-Thann à l’heure qu’il est ? ou mon système a-t-il prévalu et êtes-vous bien vite partis pour Karlsbad[1] pour profiter du mois de liberté de tante[2] et faire ta saison d’eau pendant ce temps-là ? Qu’avez-vous décidé ? D’après la bonne longue lettre que tu m’as écrite et que j’ai reçue au moment de quitter Paris, je vois que tes projets étaient différents et que tu comptais au contraire partir seul avec Émilie[3] pour toute l’expédition ; le voyage sera bien facile, rien n’est plus aisé que de rester ensemble en visitant des villes et je me figure que vous ferez en Autriche un tour charmant qui fait venir pousser à Marcel[4] des soupirs d’envie, mais ce qui me semble plus compliqué et même un peu effrayant, c’est votre séjour à vous 2 seuls aux eaux. Mon esprit toujours un peu timoré et craintif me représente (si tu fais ta cure en conscience ce qui devra être) mon papa éprouvé par ces flots de liquide salé, affaibli par le manque de nourriture, ayant peut-être la fièvre ou quelque malaise inhérent à tous les régimes de bains, et avec cela se tourmentant, s’inquiétant de sa fille, se forçant à la conduire aux repas, ou bien réduit à la voir enfermée du matin au soir dans sa chambre, enfin un pauvre papa très malheureux perdant à mesure le bon effet de ses eaux. D’un autre côté je vois Émilie, trouvant à papa l’air fatigué, se demandant ce qu’elle fera s’il était souffrant ; tirant sa montre pour voir si l’heure de la douche ou du verre d’eau sera bientôt passée ; ou bien descendant seule de longs escaliers d’hôtel, ne sacha et fort intimidée par des Messieurs qui lui diront bonjour. Tu vas peut-être te moquer de moi mon petit Papa, et tu auras sans doute raison, mais comme j’ai ces idées-là il faut bien que je te les dise. Ce qui me fait peut-être craindre davantage votre solitude c’est que nous avons su par M. Gosset[5] qui a été jadis à Karlsbad, que les eaux éprouvaient beaucoup, il paraît qu’on est au régime des œufs frais, et que l’heureux mortel auquel on accorde une côtelette est regardé avec envie. Il en est revenu maigri et assez fatigué. J’attends avec impatience une lettre de Vieux-Thann me disant ce qui aura été décidé ; je pense tant à vous que je veux au moins savoir au juste ce que nous deviendrez, c’est très ennuyeux l’incertitude et avec toutes les lettres et dépêches échangées depuis quelque temps, nous avons bien passé par des phases d’indécision. D’abord départ immédiat tous ensemble pour Karlsbad ; puis pour Vieux-Thann, puis avec Émilie seule, à chaque lettre changement nouveau que les 1ères n’avaient fait prévoir en aucune sorte. Qui sait s’il n’y aura pas encore d’autre revirement.
Je reprends ce matin mon Père chéri, ma lettre écrite hier, et je viens bien vite t’embrasser avant l’heure de la poste ; Marcel est revenu à minuit 1/2 comme c’était convenu après avoir passé une journée à Paris. Nous avons eu hier du vent assez froid, mais ce matin pour la 1ère fois il semble faire une température agréable. Hier en l’absence de Marcel nous avons été tous au château où nous avons vu Mme des Cloizeaux et Marie[6] ainsi que Mlle Bosvy[7] qui repart aujourd’hui. Tout ce monde m’a chargée de mille choses pour tante et Émilie. Nous menons ici une vie bien agréable, les enfants[8] sont très sages et mettent dans la maison une grande animation. Jeanne[9] prend sa petite part au mouvement général, elle va bien, on aperçoit maintenant la petite pointe d’une de ses œillères[10]. Adieu mon cher petit papa, je t’embrasse encore une fois comme je t’aime, sans oublier tante et Émilie.
ta fille
Marie
Mon beau-frère[11] est revenu avant-hier dans la nuit de sorte que pour la 1ère fois ce matin nous sommes au complet.
Merci mille fois de la lettre d’Émilie que j’attendais avec impatience et qui m’est arrivée hier soir, je compte lui écrire bientôt.
Notes
- ↑ Karlsbad, station thermale allemande en Bade-Wurtemberg.
- ↑ Aglaé Desnoyers, épouse d'Alphonse Milne-Edwards.
- ↑ Émilie Mertzdorff, sœur de Marie.
- ↑ Marcel de Fréville.
- ↑ Félix Henri Gosset.
- ↑ Alix Paris d’Illins, épouse d'Alfred Des Cloizeaux et mère de Marie Des Cloizeaux.
- ↑ Marguerite Geneviève Bosvy.
- ↑ Les enfants Barbier de la Serre : Louis, Étienne, Maurice et René.
- ↑ Jeanne de Fréville.
- ↑ Les œillères : les canines (dents).
- ↑ Roger Charles Maurice Barbier de la Serre.
Notice bibliographique
D’après l’original.
Pour citer cette page
« Vendredi 4 et samedi 5 août 1882. Lettre de Marie Mertzdorff, épouse de Marcel de Fréville (Villers-sur-mer) à son père Charles Mertzdorff (Vieux-Thann) », Une correspondance familiale (D. Poublan et C. Dauphin eds.), https://lettresfamiliales.ehess.fr/w/index.php?title=Vendredi_4_et_samedi_5_ao%C3%BBt_1882&oldid=41440 (accédée le 15 novembre 2024).
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