Vendredi 21 octobre 1859
Lettre d’Eugénie Desnoyers (Paris) à sa sœur Aglaé (Montmorency)
21 Octobre 3 h
Depuis ce matin, ma chère petite Gla, je veux prendre la plume pour bavarder un peu, et voici trois heures arrivées sans que réellement cela m'eut été possible ; mais voici notre fils[1] parti pour la seconde fois au collège, et je suis seule dans l'appartement, c'est donc la minute de te dire deux choses : 1° que je t'aime de tout mon cœur et qu'une journée sans toi me paraît longue mais cela est bien naturel et ne demande pas d'amplifications. 2° que depuis ce matin nous sommes en émotion et voici le pourquoi (pas à raconter à d'autre que maman[2] et toi) mais commençons par le commencement.
Vos souhaits nous ont porté bonheur et notre petit voyage s'est fait sans encombre ; nous ne sommes pas tombés dans le petit chemin, malgré l'obscurité, cinq minutes nous ont suffi pour prendre nos billets – un wagon pour nous seuls nous a permis de nous étaler en grands seigneurs – à St Denis seulement un jeune officier a pris la liberté d'ouvrir notre portière et de prendre place à un des coins – dans Paris, les omnibus ne nous ont pas fait attendre et tout gaiement nous sommes arrivés au Jardin, Papa[3] nous a fait une bonne réception, ce pauvre père approuve tout à fait l'idée de maman d'envoyer ainsi l'une ne nous à Paris ; il va très bien, travaille à force et se fait une fête de vous aller trouver demain.
Reprenons notre narration. Petit Julien s'est couché de très bonne humeur, je lui ai relu ses leçons, à 9 h 1/2 il dormait, une heure après, j'ai gagné aussi mon lit (Je t'ai dit bonsoir m'as-tu entendue ?). Ce matin à 6 h François[4] nous a réveillés et depuis ce brave garçon a toujours été en mouvement, chocolat, déjeuner, un livre qu'il est allé acheter, le ménage etc. à 7 h 1/2 Julien est parti tout content mais à 10 h 1/2, quand il est arrivé ce n'était plus le même enfant, de grosses larmes tombaient de ses yeux, il paraissait inconsolable : ce qu'il craignait tant, était arrivé ; on l'avait appelé pour lui dire, avec beaucoup d'égards, qu'on pensait le faire passer en 5ème ! Tu comprends sa désolation, nous l'avons remonté tant que nous avons pu et papa est allé de suite trouver M. Pesse qui a été charmant, a jugé Julien tel qu'il doit l'être ; « nature délicate, fine et <native> comme lorsqu'on n'a jamais quitté sa famille. » – Ce sont ses propres expressions. « Je l'aime déjà », a-t-il ajouté « et ce n'est que dans la pensée de l'avoir à la tête de ma classe l'année prochaine, que je l'avais marqué pour redescendre en 5e en tout cas je ferai là-dessus ce que vous voudrez. Cet enfant-là ne doit faire que de bonnes études… » Il a donc été décidé que jusqu'à nouvel ordre on laisserait Julien en 4e ce qui lui a redonné du courage. Il m'a récité parfaitement 12 vers d'Athalie, et une décade grecque et il a fait un corrigé. Nous n’avons déjeuné avec tout cela qu'à 1 h ½ ; papa est à la bibliothèque[5] et maintenant tout est pour le mieux, ce petit incident ne fera qu'attirer l'attention sur Julien ; il n'y a pas de mal on sait maintenant qui il est. Nous faisons tous très bon ménage, papa dit qu'il a été enchanté de me voir comme < > vous représentant, il vous embrasse et te charge ainsi que moi de mille choses pour Mme Clavery[6], nous espérons que demain nous la trouverons moins souffrante. Adieu, ma petite Gla chérie, je pense beaucoup à toi. Cinq-Mars[7] te cause-t-il un grand mal de gorge ? et ton bouquet avance-t-il ? nous arriverons demain à 6 h 1/2 tout joyeux de venir chercher nous-mêmes <> réponses. Mille bonnes bonnes amitiés à ma petite mère et à tante[8] mes plus tendres caresses
Julien partage en tout nos sentiments
Ta petite sœur et amie
Eugénie
Je ne me relis pas je te charge t'ajouter ou te retrancher ce qu'il y aurait en moins ou en plus.
5 h. Je n'ai vu personne et je ne verrai personne. Julien rentre et il est content et va travailler d'arrache-pied ; la décision est ajournée.
Notes
- ↑ Julien Desnoyers, frère d’Eugénie et d’Aglaé, alors âgé de 12 ans.
- ↑ Jeanne Target, épouse de Jules Desnoyers, est restée avec Aglaé à Montmorency, dans la propriété familiale.
- ↑ Jules Desnoyers.
- ↑ François est un domestique.
- ↑ Jules Desnoyers est bibliothécaire en chef du Muséum.
- ↑ Amica Le Roy de Lisa est veuve d’Amédée Clavery (il est mort le 14 avril 1859).
- ↑ Est-ce une allusion au roman d'Alfred de Vigny, Cinq-Mars ou Une conjuration sous Louis XIII, inspiré par un complot dirigé contre Richelieu, et publié en 1826 ?
- ↑ Cette tante est probablement la sœur de Jeanne Target, Amable Target, veuve de Constant Prévost.
Notice bibliographique
D’après l’original
Pour citer cette page
« Vendredi 21 octobre 1859. Lettre d’Eugénie Desnoyers (Paris) à sa sœur Aglaé (Montmorency) », Une correspondance familiale (D. Poublan et C. Dauphin eds.), https://lettresfamiliales.ehess.fr/w/index.php?title=Vendredi_21_octobre_1859&oldid=35890 (accédée le 15 octobre 2024).
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