Samedi 8 août 1801, 20 thermidor an IX

De Une correspondance familiale


Lettre de Jean Baptiste Cloquet (Paris) à ses amis Pierre Bretonneau et son épouse (Chenonceaux)


Paris, 20 thermidor an IX.

La plaisir que j’ai à vous répondre, Monsieur et Madame l’emporte enfin sur ma paresse causée peut-être par la difficulté que j’ai à écrire, et surtout quand ma femme[1] exige aussi que je sois son secrétaire : c’est alors que je sens combien la facilité épistolaire de Mme Bretonneau me serait utile. Nous commencions à être inquiets de votre voyage, lorsque M. Obeuf a eu la complaisance de nous apporter votre lettre, ce qui nous a tranquillisés et fait grand plaisir.

L’ennui que vous avez éprouvé où généralement tout le monde s’amuse, aurait pu être modifié par la réminiscence de la gaillote de Poissy. Je vous conseille, tout docteur que vous êtes, d’user quelquefois de ce minoratif ; je crois que vous vous en trouverez moins mal. D’ailleurs votre peu de goût pour les plaisirs bruyants n’est pas tellement unique que je ne puisse vous en citer un exemple récent dans ce pays.

Un de nos amis[2], quoique philosophe, était sur le point de se marier, et voulant donner à sa prétendue[3] un prélude des béatitudes parisiennes qui l’attendaient, l’invita à venir passer quelques jours à Paris (c’était à l’époque de la grande fête[4]) ; elle se rendit à l’invitation accompagnée de son cher père[5]. Il vous est plus facile d’imaginer tout ce qu’on mit en usage dans une telle circonstance, qu’à moi de vous le décrire ; mais, ô vicissitude ! n’a-t-elle pas eu le gros bon sens provincial de s’ennuyer. Alors les philosophes ses amis mirent en usage toutes les ressources usitées en pareille occurrence, même des thés ; tout fut inutile, elle voulait s’en retourner sans attendre la fête, chose inouïe. On considéra alors gravement combien elle s’était ennuyée avant même d’être mariée, et l’on conclut très philosophiquement que ce serait bien autre chose après.

Vous pouvez penser d’après cela que les affaires ne sont pas en bon train. Lorsqu’il me fit part des désagréments que cela lui causait, je ne pus m’empêcher de lui faire mon compliment sur une femme aussi rare, actuellement surtout ; il m’objecta en propres termes qu’elle avait vu Paris trop philosophiquement, et qu’il était bien aise que cela fût arrivé avant son mariage, parce qu’il voulait une femme qui puisse lui faire honneur : à cela je jugeai à propos de réponde à peu près rien ; je n’ai pas besoin de vous prévenir que je vous fais part de cette anecdote pour vous seuls. Il n’y a rien de nouveau ici, sinon une fièvre maligne avec coma, qui attaque particulièrement les enfants ; j’ai en conséquence fait prendre un vomitif aux miens, et jusqu’ici ils continuent à se bien porter, ainsi que nous.

Quant à votre bâtiment, vous avez pris un bon parti. Vos excuses sur le luxe sont excellentes, et je vois qu’à leur abri on va nous faire un château ; au moins ne faites pas faire une grande quantité de moulures de mauvais goût comme c’est l’usage, à moins que cela ne soit pas indifférent à messieurs les rats de votre pays.

Vous ne me dites rien de monsieur votre père[6] ; croyez que je m’y intéresse assez pour apprendre de ses nouvelles avec plaisir. Je vous prie de vouloir bien me rappeler à son souvenir la première fois que vous le verrez.

Je suis occupé dans ce moment à laver une projection d’ombre et mon spectre solaire, dont je ne suis pas très content. Il y a des difficultés dans l’exécution que j’aime à croire inhérentes aux matières que l’on emploie, ce qui me décide dorénavant à faire des sortes de dessins à l’huile.

Ma femme, mes enfants[7] et moi nous vous embrassons de tout notre cœur, et vous assurons bien sincèrement de la réciprocité des sentiments d’amitié que vous avez pour nous.

Vos véritables amis.

P.S. Hippolyte a fini de ranger ses cartes ; il éprouve à présent le chagrin commun à tous les faiseurs de collections.

Mon adresse est rue et porte Saint-Jacques, n° 87. j’ai demandé à M. Duméril s’il avait quelque chose à vous faire dire ; il m’a répondu que non, qu’il savait bien que vous m’aviez écrit, qu’il croyait que vous étiez parti un peu fâché ; mais il est survenu un importun qui nous a empêché d’en dire davantage.


Notes

  1. Claude Louise Lajude, épouse de Jean Baptiste Cloquet.
  2. André Marie Constant Duméril.
  3. Félicité Catherine Brasseur.
  4. Le 14 juillet 1801 (25 messidor an IX) la commémoration de la prise de la Bastille donne lieu à une fête nationale, organisée à Paris par l'architecte Chalgrin, avec jeux et théâtres forains sur les Champs-Élysées, animations sur la Seine, aérostat, concerts, feux d'artifice et illuminations.
  5. Antoine François Brasseur.
  6. Pierre Bretonneau, maître en chirurgie, médecin de la châtelaine de Chenonceaux, Mme Dupin.
  7. Jean Baptiste Cloquet a deux fils, Hippolyte (né en 1787) et Jules, et deux filles cadettes, Lise et Rose.

Notice bibliographique

D’après Paul Triaire, Bretonneau et ses correspondants, Paris, Félix Alcan, 1892, volume I, p. 183-186. Cet ouvrage est numérisé par la Bibliothèque inter-universitaire de médecine (Paris)

Pour citer cette page

« Samedi 8 août 1801, 20 thermidor an IX. Lettre de Jean Baptiste Cloquet (Paris) à ses amis Pierre Bretonneau et sa femme (Chenonceaux) », Une correspondance familiale (D. Poublan et C. Dauphin eds.), https://lettresfamiliales.ehess.fr/w/index.php?title=Samedi_8_ao%C3%BBt_1801,_20_thermidor_an_IX&oldid=59625 (accédée le 19 avril 2024).

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