Mardi 22 mai 1860

De Une correspondance familiale

Lettre de Georges Heuchel (Vieux-Thann) à sa nièce Caroline Duméril, épouse de Charles Mertzdorff (Paris)



Vieux Thann Le 22 Mai[1] 1860

Ma chère Caroline,

Nous étions aujourd'hui un peu désappointé, Monsieur Léon[2] & moi de ne pas recevoir de vos nouvelles soit d'Angleterre soit de Paris, ce qui me fait supposer que notre Englishman[3] est de retour chez vous et qu'il ne se soucie pas de s'occuper dans ces premiers moments d'autre chose que de vous & de sa chère Marie[4] & je trouve cela assez juste, mais cependant je vous dirai franchement que cela me vexe un peu et pour prendre ma revanche je ne lui écrirai pas non plus & il ne saura pas un mot de ce qui se passe chez nous, malgré que j'ai une grande nouvelle à lui annoncer ! une nouvelle qui intéresse & qui touchera toute la famille, d'autant plus qu'elle est arrivée ce matin inopinément comme un Coup de foudre ! cependant ne vous effrayez pas trop ma chère Caroline car personne n'est mort ni même malade ici, mais malgré cela vous ne retrouverez plus au logis à votre retour ici, qui ? devinez qui ? je vous le donne en dix ! je vous le donne en Cent ! vous croyez sans doute la Catherine[5] ! bernique ma chère Dame, celle-ci vous la trouverez encore fixé au poste ! mais c'est Jeangellen[6], l'incomparable, l'indispensable enfin l'unique Jeangellen du monde qui est venu ce matin me <dénoncer> pour la quinzaine, <prétextant> qu'il est obligé d'aller rejoindre un <vieil> Oncle qu'il a dans la Vallée de St Amarin.

Vous comprenez ma chère Caroline qu'il est de mon devoir de vous prévenir de suite de cette circonstance puisque je sais que cet individu vous est assez utile dans votre ménage ainsi que dans celui de ma sœur[7] & qu'on pourra peut-être le faire rester moyennant une petite augmentation de Salaire qui lui sera offert par moi pour qu'il ne se doute pas que cela vienne de vous, d'autant plus que je crois que cet imbécile s'est laissé <instiquer>par Mlle Catherine qui est assez méchante pour vous jouer ce petit tour ; Veuillez donc me dire par un petit mot de réponse si vous tenez à le garder ou si je dois m'occuper à lui chercher un Successeur, car comme dit le proverbe : Le Roi est mort : Vive Le Roi.

Je vous dirai que j'ai encore reçu hier une lettre de quatre pages d'Edgar[8] qui voudrait bien nous posséder pour leur fête agricole qui à ce qu'il parait sera charmante, mais vous comprenez bien que je ne voudrai quitter ici pendant l'absence de Charles[9], non pas que je sois indispensable, mais on ne sait cependant pas ce qui pourrait arriver pendant notre absence ; d'un autre côté ma femme[10] souffre plus que jamais de ses pieds & cela n'est pas étonnant. Car non seulement elle est du matin au soir sur la terre humide de son jardin, mais voici deux jours de suite qu'elle part avec sa fille[11] à quatre heures du matin pour aller dans la forêt chercher de la fougère afin de ne pas rester en arrière vis-à-vis d'Alphonse[12] qui en a planté entre les rochers du jardin Anglais devant votre habitation.

Par contre ma sœur partira Jeudi matin avec M. Léon pour aller voir cette fête ; je les fais conduire à Bollwiller pour 8 heures 35 minutes & ils arrivent à Colmar à 9 h & quelques minutes ou Edgar les attendra à la Station ; Léon reviendra Vendredi soir & ma soeur Mardi matin par le Convoi de 9 h 49 pour arriver ici à 11 h 45, & le hasard se pourrait peut-être que vous reveniez également par ce train ?

Veuillez dire à Charles que les 300 coupes que nous avons reçu de M. Alfred Collon le 11 Mai étaient blanchies apprêtées & expédiées le 19 & qu'elles sont arrivées à Paris, d'après une recommandation de ma part au chemin de fer, le Dimanche matin 20 du courant, cela fait blanchi, apprêté & livré à Paris en dix jours malgré deux jours de fête, & cela lui prouvera que les Anglais ne sont pas les seuls sorcier du monde ! Que nous avons blanchi 14 778 pièces, apprêté 15 951 coupes cette quinzaine-ci, & que notre stock d'écru est de 19 000 pièces. Que je suis sans nouvelles positives du Notaire de Cernay[13] qui a déjà eu une entrevue avec les héritiers en question & qui doit encore en avoir une dans le courant de cette semaine-ci dont il m'informera de suite du résultat ; en attendant j'ai appris ce matin par M. Jaeglé que le bruit court au village : que M. Mertzdorff a envoyé une dépêche télégraphique à M. Heuchel pour lui dire d'acheter le moulin Fries[14].

Ma Sœur va principalement à Colmar pour aller voir une autre Cuisinière dont Emilie[15] lui fait un portrait flatteur, de manière qu'elle renoncerait à celle que Madame Paul lui a présentée & qui ne parle par un mot d'Allemand, ce qui à la vérité serait d'une grande gêne pour ma sœur.

Melcher[16] me pousse l'épée aux reins pour finir ma lettre & vous savez que c'est encore un entêté qui ne donne pas quartier quand il s'agit d'aller à Thann, car j'aurai encore bien des choses à vous dire, mais à bientôt, cela ira mieux de vive voix ! Adieu en attendant, embrassez tout le monde de la part de ma femme & de moi. Adieu à la hâte

G. Heuchel

Si j'apprends quelque chose d'intéressant demain à Mulhouse j'écrirai à Charles directement depuis là, car à Mulhouse le courrier ne part < >


Notes

  1. Mai écrit « may ».
  2. Léon Duméril, frère de Caroline.
  3. Charles Mertzdorff.
  4. Marie Mertzdorff, fille de Caroline et Charles
  5. Catherine et Jeangellen, domestiques chez les Mertzdorff.
  6. Probablement le jeune domestique Jean, désigné par un diminutif.
  7. Marie Anne Heuchel, veuve de Pierre Mertzdorff.
  8. Edgar Zaepffel, neveu de Georges Heuchel.
  9. Charles Mertzdorff.
  10. Elisabeth Schirmer.
  11. Jeanne Heuchel.
  12. Alphonse Payot, jardinier chez les Mertzdorff.
  13. Il y a à cette époque deux notaires à Cernay : Jean Jacques Graff (de 1850 à 1873) et Armand Ingold (de 1843 à 1872).
  14. Les héritiers Fries sont en effet sur le point de vendre à Charles Mertzdorff le moulin de l’Enchenberg (pour 85 000 francs), racheté vers 1847 par les frères Jean Baptiste et Antoine Fries.
  15. Emilie Mertzdorff, épouse d’Edgar Zaepffel.
  16. Melchior Neeff, concierge chez les Mertzdorff.

Notice bibliographique

D’après l’original.

Pour citer cette page

« Mardi 22 mai 1860. Lettre de Georges Heuchel (Vieux-Thann) à sa nièce Caroline Duméril, épouse de Charles Mertzdorff (Paris) », Une correspondance familiale (D. Poublan et C. Dauphin eds.), https://lettresfamiliales.ehess.fr/w/index.php?title=Mardi_22_mai_1860&oldid=59205 (accédée le 21 novembre 2024).

D'autres formats de citation sont disponibles sur la page page dédiée.