Lundi 9 janvier 1792
Lettre d’André Marie Constant Duméril (Rouen) à sa mère Rosalie Duval (Amiens)
N° 29
Maman,
Mon ennui n’était pas moindre que le vôtre, mais votre position était différente. Je vous avais écrit deux fois et vous ne vous en étiez pas occupée. Il était inutile de me faire passer un assignat de 5ll puisque Mme Thillaye[1] est en compte-courant avec vous. Je vous avoue que je ne dépense guère et je crois bien faire, cependant les petits articles et la redingote et les raccommodages et les façons font une somme. Croiriez-vous que depuis que je suis à Rouen je n’ai pas encore été au spectacle ?
Donnez-moi des nouvelles de ma tante de Quevauvillers[2] toutes les fois que vous me donnerez des vôtres, sa situation m’a peiné et j’en suis affligé.
La veste que vous m’avez envoyée est d’une étoffe tout à fait différente que la culotte, car la première est, je crois, du satiné et la seconde, une espèce de prunelle commune. Elle a été raccommodée fort proprement ; mais hier, elle vient de crever un tant soit peu auprès du trou. Je croyais M. D’Eu[3] guéri, car j’ai reçu deux lettres de lui dans lesquelles il me marquait qu’il commençait à marcher un peu et qu’il espérait partir pour Boulogne à la fin du Courant : c’était en xbre[4].
Je vais toujours chez mon grand vicaire[5] qui sera peut être Évêque métropolitain des côtes de la Manche, avant quinze jours, du moins aura-t-il beaucoup de voix. Je fus chez lui hier, l’après dîner, et j’y trouvai Monsieur Bailly maire de Paris. J’étais habillé par bonheur, et nous vîmes ensemble tout l’évêché.
M. Dejean[6], dans une lettre datée du 26 xbre, me dit qu’il ira remettre à papa[7] un reliquat d’un compte de 19ll. Je crois que c’est probablement cette somme qu’il a remise.
Mme Thillaye est on ne peut plus honnête à mon égard ; il est vrai que je fais tout ce que je puis pour lui être utile. Sa tutelle s’est due nommer hier et elle l’a été effectivement. Elle fut nommée tutrice d’un commun accord ; mais cette femme qui est faite pour les événements extraordinaires refusa la tutelle, et voici ses raisons : D’abord, à peine voit-elle de quoi se remplir de ce qu’elle a apporté en communauté, premier motif ; de là les biens de ses enfants ne seront pas dépouillés par ses enfants puisqu’ils n’en ont pas. Second motif, motif maternel, ses enfants ne lui demanderont jamais de compte, elle fera tout pour eux sans y être obligée, elle les verra encore après leur Majorité, Chose bien rare pour une mère qui s’est portée tutrice. Enfin son sang ne la promènera pas de Tribunaux en Tribunaux, et ne lui fera pas subir mille morts.
Mais aussi grands débats – M. le Juge de Paix : « c’est la première fois, depuis que je suis dans ma place qu’un mère s’est refusée à l’honneur que lui a fait une famille de la nommer tutrice, elle la brigue au contraire. » – Madame Thillaye : « Comptez-vous la matière d’intérêt pour peu de chose, Monsieur ? » – M. le procureur du frère aîné[8] : « Mais, madame, vous avez ici un beau-frère qui fera en sorte de vous alléger vos travaux. » – Madame Thillaye, se retournant du côté du beau-frère : « Qui est-ce qui est venu à moi, monsieur, depuis deux mois ? » pas de réponse ; – « madame, on va vous poursuivre devant le district ? » – « J’ai la liberté de dire oui ou non. » – « Madame, on fera fermer demain votre boutique ». – « On peut le faire, mais songez que votre première démarche déterminera les miennes » ; on signe et on s’en va. Maintenant les procurations ne sont données que pour nommer Mme Tutrice, il en faut d’autres pour agir ; nous allons voir.
Adieu, maman, je vous embrasse ainsi que Papa.
à Rouen, le 9 Janvier 1792
Constant Duméril
Notes
Notice bibliographique
D’après le livre des Lettres de Monsieur Constant Duméril, 1er volume, p. 85-88
Pour citer cette page
« Lundi 9 janvier 1792. Lettre d’André Marie Constant Duméril (Rouen) à sa mère Rosalie Duval (Amiens) », Une correspondance familiale (D. Poublan et C. Dauphin eds.), https://lettresfamiliales.ehess.fr/w/index.php?title=Lundi_9_janvier_1792&oldid=40636 (accédée le 21 novembre 2024).
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