Lundi 2 et mardi 3 février 1880
Lettre de Marie Mertzdorff (Paris) à son père Charles Mertzdorff (Vieux-Thann)
Paris 2 Février 1880
Mon père chéri
C'est ta grande fille qui vient te faire sa petite visite du soir et te raconter l'emploi de sa journée ; tu es bien fatigué sans doute mon pauvre Père après une nuit de voyage et je vais bien t'ennuyer, aussi étale-toi sur la bonne petite chaise devant le poêle je t'écrirai pendant ce temps-là et demain matin tu liras à tête reposée tout ce que dans ma folie je vais te débiter. Je commence par le commencement de cette journée si bien remplie : lever à 8h ! c'est horrible mais aussi il faut t'avouer qu'hier soir on avait tant causé que M. de Fréville[1] n'est parti qu'à 10h1/2 un peu passées ! La question appartement a fait presque le fond de la conversation car tu sais que M. de F. avait employé toute son après-midi à explorer le quartier et que sur les 6 choses possibles qu'il nous avait présentées rien ne nous séduisait complètement.
Cette parenthèse finie je reviens à mon 1er récit ; donc grande paresse d'abord ; puis à 11h leçon de M. Marquerie[2] prise dans la salle à manger pour dessiner d'après nature ; à 1h départ pour la Sorbonne, je n'entreprendrai point de te parler de tout ce qu'on nous a dit sur le sceptre solaire ; en sortant à [2]h 1/2 la leçon était terminée et nous prenions une voiture pour déposer Emilie[3] à la maison où elle avait à travailler. Tante[4] et moi, toujours emmenées par notre rapide voiture, nous avons été faire visite à Mme d'Arleux[5] puis enfin chez Mme de Fréville[6] où nous devions nous trouver à 4h ½ ; M. M. était rentré et désolé parce que l'appartement de l'hôtel de [Monaco] qu'il croyait à louer et que nous devions aller visiter avec lui n'était décidément pas libre ; mais en même temps on venait de lui parler à la cour d'un petit pavillon avec jardin situé rue Cassette qui qui lui paraissait devoir remplir nos conditions et nous sommes immédiatement parties avec lui pour faire la connaissance de cette nouvelle maison ; c’est ici mon Père que je te prie de redoubler d’attention, et j’invoque la muse de la clarté et de la précision pour m’aider dans la narration difficile que j’entreprends.
Tu sais où est la rue Cassette, parallèle à le rue de Madame et de la Rue de Rennes elle débouche d’un côté dans la rue de Vaugirard de l’autre dans la rue de Rennes ; elle est étroite et sale mais aussi calme et tranquille que laide ; il y a surtout beaucoup de libraires et de marchands d’objets de piété ; nous nous arrêtons devant une porte assez laide ; fabrique d’encre d’imprimerie écrit sur le dessus mais ne nous laissant pas décourager par les dehors si peu engageants nous pénétrons dans une cour très propre au fond de laquelle se trouve le fameux pavillon ; c’est une maison entière ; rez-de-chaussée élevé de 4 ou 5 marches avec caves dessous, et 1er étage ; très gentil et propret d’aspect mais n’ayant pas du tout grand air ; c’est une maisonnette, pavillon, tout ce que tu voudras mais ce n’est pas un hôtel. Une propriétaire[7] assez aimable et très enrhumée vient nous ouvrir et nous promène dans toutes les pièces ; c’est une vraie maison de province pas très jolie mais qui paraît parfaitement commode ; chambres toutes indépendantes les unes des autres, grandes armoires, grande cuisine beaucoup de débarras et de petits coins on pourrait être vraiment chez soi comme à la campagne.
[2]
Voici de quoi cela se compose : Rez-de-chaussée : très grand salon avec 2 portes fenêtres ouvrant sur un balcon par où on descend par 4 ou 5 marches dans un petit jardin, salle à manger grande aussi à 2 fenêtres faisant le coin ; cabinet de travail (dont le M. avait la clef dans sa poche) très grand à 3 fenêtres ; cuisine et salle de bain.
1er étage : immense chambre à coucher avec une grande alcôve, 2 petits cabinets obscurs pour pendre les habits et un cabinet de toilette grand avec une fenêtre ; 4 autres chambres à coucher dont une très jolie ; et une petite, enfin un grenier et 2 belles chambres de domestiques. Grandes caves ; maison chauffée par un calorifère.
Le jardin est petit et malheureusement au bout il y a un terrain sur la rue de Rennes qu’on va vendre pour construire de sorte que à droite il y a de hautes maisons aussi mais à gauche il y a une suite de jardins qui vont jusqu’à la rue de Vaugirard et à l’église des Carmes.
Les pièces principales sont au couchant et au midi ; et autant que nous avons pu en juger il doit y avoir beaucoup d’air. Prix 8 000 ; c’est assez sale mais la bonne dame dit qu’elle ne s’engage en aucune façon à la remettre à neuf. C’est peut-être un peu grand pour nous, il y a bien des inconvénients mais néanmoins nous en sommes sortis ravis et dès demain matin nous y retournerons pour l’examiner au jour ; je suis bien fâchée que tu ne sois pas ici pour nous donner aussi ton avis ; ce qui me tente c’est d’être dans ma maison tout à fait chez moi comme j’en ai eu toujours l’habitude ; mais d’un autre côté je ne me dissimule pas que ce sera beaucoup plus coûteux à entretenir qu’un simple appartement.
Je te dirai demain en rentrant quelle impression cette seconde visite nous aura faite mais je tenais dès ce soir à te mettre au courant de tout. Sur ce je t’embrasse bien fort mon Père chéri en te souhaitant une bonne nuit et je vais me coucher.
Mardi 2 h Nous voilà revenus de la rue Cassette, mon Père chéri, et la bonne impression d’hier s’est bien complètement confirmée ; la maison nous plaît énormément, je crois qu’il serait difficile de trouver une installation plus agréable, plus grande et plus commode, le jardin est très gentil aussi et doit ajouter au charme de l’appartement ; seulement il est certain que nous dépenserons infiniment plus dans une maison comme cela que dans un appartement où nous n’aurions qu’un étage, comme service, entretien &&. Oncle[8] qui nous a accompagnés ce matin trouve aussi la maison très bien ; elle est en ce moment habitée par des gens extrêmement sales, de sorte qu’elle aurait bien besoin de réparations et la propriétaire semble peu disposée à s’en charger, c’est encore une considération.
Enfin comme cette maison nous plaît beaucoup ainsi qu’à M. de F., que grâce à toi nous pouvons songer à un loyer si élevé et que nulle part nous ne trouvons rien de convenable, nous ne voudrions pas laisser cette maison nous échapper ; il est convenu que M. de F. priera son architecte d’y passer afin de savoir un peu à combien s’élèveraient les dépenses indispensables ; la construction paraît bonne, ce sont de gros murs, pas du tout une petite maison de carton. D’après ce qu’on nous dira nous verrons si nous pouvons raisonnablement y donner suite mais si nous y renonçons ce ne sera pas sans bien des regrets ! En sortant de là nous avons fait encore toute la rue N.-D des Champs, la rue Bonaparte, la rue Garancière sans trouver la moindre des choses.
Adieu, Père bien aimé, nous venons de recevoir à l’instant ton petit mot dont je te remercie mille fois, je t’embrasse du fond de mon cœur et je suis chargée pour toi d’une foule de choses pleines de respect et d’affection mais où l’affection, m’a-t-on dit, doit tenir une très grande place.
[Voir les plans joints]
Notes
- ↑ Marcel de Fréville (« M. M. »), bientôt fiancé à Marie Mertzdorff.
- ↑ Gustave Lucien Marquerie, professeur de dessin.
- ↑ Emilie Mertzdorff, sœur de Marie.
- ↑ Aglaé Desnoyers, épouse d’Alphonse Milne-Edwards.
- ↑ Léontine Marie Harduin, épouse de Charles Morel d’Arleux.
- ↑ Sophie Villermé, veuve d’Ernest de Fréville.
- ↑ Julie Peltier, épouse d'Émile Cauderon.
- ↑ Alphonse Milne-Edwards.
Notice bibliographique
D’après l’original
Pour citer cette page
« Lundi 2 et mardi 3 février 1880. Lettre de Marie Mertzdorff (Paris) à son père Charles Mertzdorff (Vieux-Thann) », Une correspondance familiale (D. Poublan et C. Dauphin eds.), https://lettresfamiliales.ehess.fr/w/index.php?title=Lundi_2_et_mardi_3_f%C3%A9vrier_1880&oldid=40352 (accédée le 15 novembre 2024).
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