Lundi 29 mars 1880
Lettre de Marie Mertzdorff (Paris) à son père Charles Mertzdorff (Vieux-Thann)
Paris 29 Mars 1880
Mon Père chéri,
C’est chargée d’un lourd fardeau de remords et d’excuses que j’arrive ce soir auprès de toi ; Émilie[1] a tout à fait oublié que c’était elle qui devait aujourd’hui t’envoyer de nos nouvelles, de mon côté je ne le lui ai pas rappelé à temps et nous venons seulement de constater pendant le dîner que ni l’une ni l’autre ne s’était acquittée de cette agréable tâche ; je viens donc autant que possible au nom de tes 2 filles réparer autant qu’il me sera cet impardonnable oubli bien que je sache hélas que cette lettre n’ira te trouver qu’après-demain matin.
Mon meilleur argument pour te prouver qu’au moins ce n’est pas par négligence que nous ne t’avons pas écrit sera de te raconter l’emploi de notre journée. Nous avons commencé par aller très saintement à la messe de 8h1/2 à Saint-Étienne puis nous avons pris l’omnibus du Panthéon et nous avons été faire une longue station au Bon Marché pour acheter des petits rideaux de mousseline & tu te demandes sans doute ce qu’était devenu le déjeuner je vais te l’expliquer : en l’honneur du Lundi de Pâques on avait invité un anglais (M. Clark[2]) et pour lui notre repas de 9h1/2 avait été reporté à 11h, nous sommes donc rentrées à cette heure-là pour recevoir le professeur de Cambridge et comme on a beaucoup causé on est resté fort longtemps à table ; nous avons fait alors divers rangements puis nous sommes reparties au Louvre cette fois pour terminer des acquisitions de jupons, de gants & enfin nous sommes revenues à 4h1/2, juste en même temps que M. de Fréville[3] qui dînait chez son oncle[4] et qui alors venait me faire sa petite visite un peu plus tôt. Tu me crois peut-être au bout de ma narration et que je vais tout simplement te dire à 6h1/2 il est parti et nous avons dîné mais j’arrive seulement au plus intéressant : nous avons dîné en effet mais à 6h1/4 et à la hâte et à 7h Tante[5] et Émilie sont montées en voiture pour aller… devine où ?... à l’Opéra comique ! voir les Noces de Jeannette[6] et Mignon. Tu es bien étonné n’est-ce-pas ? Voilà ce que c’est : un M. ami des Brongniart a donné à Jeanne[7] une loge pour ce soir et Jeanne n’a eu qu’une idée fixe c’était de donner les 2 places qui lui restaient à son amie Émilie et à Tante. on a bien hésité avant d’accepter mais cela faisait tant de plaisir [à toutes les jeunes filles], Émilie le souhaitait si fort et Jeanne suppliait tant qu’après avoir presque refusé notre bonne tante s’est dévouée et est partie au spectacle. Je suis donc seule en tête à tête avec mon oncle[8] qui étudie ses crabes et M. Edwards[9] qui dort dans le grand fauteuil, je pense à mon petit papa chéri, je pense à l’avenir de bonheur que j’ai devant moi et je me trouve bien heureuse. Adieu mon Père chéri que j’aime & maintenant que je t’ai raconté toute notre histoire je vais t’embrasser bien tendrement et te souhaiter une bonne nuit, que des songes dorés accompagnent ton sommeil !
Si j’ai beaucoup de courage je vais écrire à tante Clothilde[10], ce que j’ai l’intention de faire depuis longtemps.
ta fille qui l’aime de tout son cœur
Marie
Nous voilà décidément affichés à la mairie, M. de Fréville m’a apporté triomphant ce soir un journal où nos noms étaient imprimés. Il est en ce moment à la recherche d’une pièce de mariage parce qu’il aimerait bien avoir une vieille médaille comme souvenir de famille plutôt qu’une de ces pièces faites exprès où on voit un petit M. et une dame en robe à queue à genoux devant un autel. N’aurais-tu peut-être pas quelque chose pouvant remplir notre but ?
Notes
- ↑ Emilie Mertzdorff, sœur de Marie.
- ↑ John Willis Clark.
- ↑ Marcel de Fréville, fiancée de Marie Mertzdorff.
- ↑ Un oncle côté paternel (Barbier de la Serre) ou bien Louis Villermé ?
- ↑ Aglaé Desnoyers, épouse d’Alphonse Milne-Edwards.
- ↑ Les Noces de Jeannette est un opéra comique en un acte de Victor Massé, sur un livret de Jules Barbier et Michel Carré, créé à l'Opéra-Comique en 1853. Mignon est une tragédie lyrique en trois actes et cinq tableaux, musique d'Ambroise Thomas, également sur un livret de Jules Barbier et Michel Carré d'après Les Années d'apprentissage de Wilhelm Meister de Goethe, créée à l'Opéra-Comique en 1866.
- ↑ Jeanne Brongniart.
- ↑ Alphonse Milne-Edwards.
- ↑ Henri Milne-Edwards.
- ↑ Clotilde Duméril, épouse de Charles Courtin de Torsay ?
Notice bibliographique
D’après l’original
Pour citer cette page
« Lundi 29 mars 1880. Lettre de Marie Mertzdorff (Paris) à son père Charles Mertzdorff (Vieux-Thann) », Une correspondance familiale (D. Poublan et C. Dauphin eds.), https://lettresfamiliales.ehess.fr/w/index.php?title=Lundi_29_mars_1880&oldid=42490 (accédée le 15 novembre 2024).
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