Lundi 18 juillet 1870

De Une correspondance familiale


Lettre d’Eugénie Desnoyers (Paramé) à son époux Charles Mertzdorff (Vieux-Thann)


original de la lettre 1870-07-18 pages1-4.jpg original de la lettre 1870-07-18 pages2-3.jpg


Paramé 18 Juillet 70

Lundi 1 h

Mon cher Ami,

Que puis-je répondre à ta bonne lettre reçue ce matin ? tu comprends mes préoccupations et mes regrets de ne pouvoir être près de toi. Je suis cependant contente que tu sois au Vieux-Thann, car il est évident que ta présence est très utile et que tu as eu une influence que personne ne pouvait avoir pour faire rentrer tout dans l'ordre ; et je suis sûre que mon bourgeon[1] marital eût été satisfait si j'avais pu assister à tes longues et fatigantes séances de juge de paix. Le résultat étant bon, tu dois être satisfait. Je te remercie bien de tous les détails que tu me donnes et je te prie bien de continuer ; mais les dépêches ne seront-elle pas bientôt interceptées ? Car la guerre, voilà la vraie question préoccupante. Pour le moment les hostilités vont s'ouvrir au Nord de Strasbourg, mais ne s'étendront-elles pas jusqu'à Mulhouse. L'horizon est bien sombre, bien sombre.

Je veux te parler au moins de nos petites filles[2], là tout est doux et bon ; elles ont très très bonne mine, Julien[3] prétend qu'il a été frappé des figures brunes et roses ; Hortense[4] est avec nous depuis hier soir et les 3 fillettes sont bien heureuses et bien gentilles, hier c'étaient des bonsoirs, des rires à ne plus finir, ce matin le bain s'est pris de compagnie, l'oncle Alphonse[5] a fait le baigneur et malgré la pluie on prétend qu'on n'a jamais pris un meilleur bain ; Jean[6] lit, les 3 petites amies écrivent, Julien en fait autant pour recommander encore à Alfred[7] de lui envoyer une dépêche s'il peut savoir quelque chose sur les mobiles de son année afin d'aller se présenter s'il y a lieu ; Alphonse relit les journaux, il prétend qu'il partirait bien pour défendre son pays ; Julien rapporte qu'il y a beaucoup d'enthousiasme pour la guerre[8] et qu'on est indigné à Paris contre les membres de la chambre qui, dans un moment où l'honneur de la France se trouve engagé, osent encore donner à l'Europe le spectacle de leurs inimitiés personnelles et manquer de confiance en la parole des membres de la commission.

Nous reparlerons de la supposition de nous rendre à Launay, pour le moment je vais faire continuer la saison de bains à nos chères petites filles, certainement qu'il ne faut pas les faire rentrer en Alsace en ce moment, elles sont bien ici, et il vaut mieux qu'elles soient loin du théâtre de la guerre, mais si dans quelque temps tu crois que ta présence reste nécessaire au Vieux-Thann ne pourrais-je pas aller te retrouver et les laisser à Aglaé[9] et à Maman[10] ? Enfin il faut vivre au jour le jour je suivrai tes conseils et pour le moment je garde nos deux trésors en laissant ma pensée te chercher et te suivre au Vieux-Thann.

Le temps est sombre, nous allons, malgré une petite pluie fine, aller sur la plage, sitôt que chacun aura fini sa correspondance.

Comme on est attristé en pensant à la pauvre famille Auguste Duméril[11].

Tu as bien fait de décommander ta machine de Morschwiller. Ton chantier te donne une bonne tranquillité pour le moment, je trouve l'idée de faire rester les voitures à la maison 2 jours ait été d'un bon effet moral, malheureusement bientôt elles resteront de force, et tout va être arrêté.

Une guerre entre deux pays comme ceux qui vont être en présence ne peut pas être de longue durée ; ce sera un massacre épouvantable, mais au 1er combat personne ne voudra s'avouer vaincu et les deux armées sont fortes et bien animées l'une contre l'autre. Mais tout ceci n'est que du bavardage, attendons, en nous confiant en Dieu.

Adieu, mon bon ami chéri, je t'embrasse pour tous ceux qui peuvent se permettre de le faire ici, Julien m'a bien répété qu'il était tout disposé à aller te trouver si tu le désirais, mais je pense que c'est vers les places fortes qu'il va se diriger.

Ecris-moi. Tous les jours une lettre part pour toi.

Mes amitiés à oncle et Tante Georges[12] et pour toi ta petite femme

Eugénie M.

Nos papiers sont tout humides. Voici les fillettes qui travaillent, oncle Alphonse examine l'œil de la crevette ! il pleut.

Encore mille amitiés.


Notes

  1. La graphie du mot « bourgeon » est nette, mais le sens reste obscur. Eugénie évoque sans doute sa fierté et son amour-propre face au rôle tenu par son époux.
  2. Marie et Emilie Mertzdorff.
  3. Julien Desnoyers.
  4. Hortense Duval.
  5. Alphonse Milne-Edwards.
  6. Le petit Jean Dumas.
  7. Alfred Desnoyers.
  8. « L’enthousiasme est à son comble », titre le Journal de la liberté le 16 juillet.
  9. Aglaé Desnoyers, épouse d’Alphonse Milne-Edwards.
  10. Jeanne Target, épouse de Jules Desnoyers.
  11. Auguste Duméril, malade, est chez son frère en Alsace.
  12. Georges Heuchel et son épouse Elisabeth Schirmer.

Notice bibliographique

D’après l’original

Pour citer cette page

« Lundi 18 juillet 1870. Lettre d’Eugénie Desnoyers (Paramé) à son époux Charles Mertzdorff (Vieux-Thann) », Une correspondance familiale (D. Poublan et C. Dauphin eds.), https://lettresfamiliales.ehess.fr/w/index.php?title=Lundi_18_juillet_1870&oldid=51670 (accédée le 29 mars 2024).

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