Jeudi 9 juin 1870
Lettre d’Eugénie Duméril, épouse d’Auguste Duméril (Paris) à sa sœur Félicité Duméril et son époux Louis Daniel Constant Duméril (Morschwiller)
d’Eugénie.
Paris Jeudi 9 juin 1870. 1 h ½.
Chers et bons amis,
Je manque de temps, pour vous dire tout ce que je voudrais, parce que, avant une demi-heure d’ici, nous sortirons, Auguste[1] et moi, en voiture, avec Marie[2] et Léon, pour prendre l’air. C’est à vous seuls, chers amis, que je puis dire toute la vérité, au risque de vous faire bien de la peine, quoique, grâces à Dieu, mon Auguste doive sortir, quant à présent, de l’état pénible qu’il éprouve, et que nous puissions espérer le conserver encore longtemps, peut-être ! Mais j’ai reçu un rude coup, avant-hier, lorsque, après une journée de battements de cœur, très angoissants, M. Lecointe[3], appelé par une dépêche, m’a dit que mon pauvre Auguste, tout en n’ayant aucun organe atteint au cœur, ni au foie, nulle part, enfin, et quoique son état fût tout simplement nerveux, pouvait mourir dans une faiblesse : qu’il se remettrait, sous peu de jours, mais serait sous le coup de récidives. Je reprendrai cette lettre à mon retour : nous allons passer 2 heures au bois de Boulogne.
5 heures. C’est dans la nuit du jeudi de l’Ascension, 26 Mai, que, le voyant évanoui, avec ce râle effrayant, trop connu, à mon âge, lorsqu’on a perdu les siens : je compris tout le danger de son état. Son teint jaune, son manque d’appétit, la barre intercostale, fort pénible, ont duré, depuis lors. M. Lecointe l’a vu pour la première fois, avant-hier, après une crise de battements de cœur, de toute une journée, mais dont, à 6 h du soir, il était, depuis plus d’une heure, délivré. Il m’avait demandé, étendu sur le canapé du grand salon, de lui faire une lecture, que je n’ai presque pas interrompue. La nuit, avant celle-ci, n’a pas été aussi pénible que les précédentes : il couche sur deux oreillers, dont un, en velours, du grand salon. Cette nuit dernière a été plus tranquille que l’autre, et il a vraiment assez bien dormi. La promenade de 3 h, que nous venons de faire, avec nos petits-enfants, au bois de Boulogne, lui a fait plaisir, par un temps admirable. J’ai remercié aujourd’hui M. Lecointe de m’avoir dit toute la vérité. Aussitôt le retour de couches d’Adèle[4], qu’il tiendra à attendre, à ce qu’il dit, il partira, j’espère, pour Morschwiller. Rien ne lui vaudra mieux, que de le sortir de son travail. M. Lecointe voudrait lui voir changer son genre de vie : il lui trouve le sang pauvre. J’irai, en l’absence d’Auguste, trouver M. Roret, et lui ferai connaître l’avis du médecin, et l’impossibilité de presser Auguste dans son travail, si l’on veut lui conserver la santé. Je chercherai à organiser des promenades régulières avec lui, je ne prendrai pas, la nuit, le petit Pierre. Je ne quitterai Auguste que s’il voyage, et encore, faudra-t-il qu’il paraisse complètement remis ; mais, à Paris, je ne veux pas le quitter. Si je suis inquiète, vous me verrez avec lui, à Morschwiller. Mon frère[5] et Fidéline[6] connaissent seuls mes angoisses actuelles. Vous pouvez m’envoyer une lettre, dans une, à Fidéline. Jamais Adèle ne saura ce que m’a dit M. Lecointe, et je tâche, auprès d’Auguste et d’Adèle, de montrer un visage calme. Il me faut subir une lutte, et l’assistance du Bon Dieu, pour y arriver, et je suis satisfaite du résultat de mes efforts.
J’espère que ma disposition naturelle exagère peut-être l’état de mon bien-aimé mari, mais les paroles de M. Lecointe m’ont percé le cœur, et combien je sens, par moments, que Dieu aime ceux qu’il retire tôt de ce monde ! Pardonnez-moi de vous ouvrir mon cœur, à vous qui, dans l’absence, souffrirez plus que si vous pouviez voir Auguste. Croyez que j’exagère !
L’heure est arrivée. La petite Louise Devers a la petite vérole, très grave : elle a le délire : on la veille, jour et nuit. Elle a quinze ans.
Je vous embrasse mille fois. Adèle et Pierre vont au mieux. Dieu n’afflige pas de tous côtés à la fois. Adèle se mettra demain sur la chaise longue.
Notes
Notice bibliographique
D’après le livre de copies : Lettres de Monsieur Auguste Duméril 2me volume (pages 595-598)
Pour citer cette page
« Jeudi 9 juin 1870. Lettre d’Eugénie Duméril, épouse d’Auguste Duméril (Paris) à sa sœur Félicité Duméril et son époux Louis Daniel Constant Duméril (Morschwiller) », Une correspondance familiale (D. Poublan et C. Dauphin eds.), https://lettresfamiliales.ehess.fr/w/index.php?title=Jeudi_9_juin_1870&oldid=58792 (accédée le 10 décembre 2024).
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