Jeudi 4 et samedi 6 avril 1918

De Une correspondance familiale


Lettre de Damas Froissart continuée par son épouse Emilie Mertzdorff (Paris) à leur fils Louis Froissart (mobilisé)

original de la lettre 1918-04-04 page 1.jpg original de la lettre 1918-04-04 page 2.jpg


Paris, 4/4, 18

Mon cher Louis, tu es « confus », nous dis-tu, « de nous avoir laissés si longtemps sans nouvelle » ; frappe-toi la poitrine : voilà 4 ou 5 jours que je trouvais ton mutisme inexplicable : tu avais été envoyé d’urgence dans quelque nouveau régiment où tu n’étais connu ni d’Eve ni d’Adam, et quelque vilain projectile s’était égaré dans tes régions vitales, ou tu avais respiré de vilains gaz, sans que personne pût se considérer chargé de faire part de ton décès à ta famille ???...

Avoue que ton silence prolongé était indéfendable. La sincérité avec laquelle tu nous dépeins ta vie nouvelle nous fournit les meilleurs arguments pour maudire ta flemme.

Te voilà bombardé dans un Etat-major et faisant ripaille dans un P.C.[1] : je ne saisis pas très bien ce que tu nous dis de tes fonctions officielles : est-ce que l’artillerie a un rôle à jouer dans les coups de main : ce doit être l’exception, je suppose, si les coups de main sont des attaques par surprise ?

Il y a, en tous cas, quelque chose de pénible à penser que vous ne pouvez contribuer, dans aucune mesure, à adoucir le sort de ceux qui se battent depuis 8 jours dans la Somme et à qui les tranchées confortablement organisées doivent bien faire défaut par la pluie diluvienne de ces derniers jours !

Tu as vu que les troupes à l’intention desquelles je te proposais de te consacrer ont hâte de prendre part d’une manière effective à la lutte. Pershing a eu un beau geste mais cette attitude ne peut pas faire qu’il y ait beaucoup trop à attendre avant que les Américains ne soient, au front, un élément important : « l’art n’est pas de courir, il faut partir à temps. »

Je t’avoue que j’ai été bien préoccupé au sujet de Brunehautpré, le Ménage, Campagne, [Lambres], Dommartin, (sans compter la ferme de Regnauville).

Mes préoccupations ont diminué mais sont encore des plus sérieuses et elles se compliquent du fait 1° que je n’y puis rien, 2° qu’il y aurait à prendre une grande décision à prendre pour mon mobilier de culture, la retraite vers Rouen et autres lieux, dès maintenant (si on passe encore à Abbeville ?) ou la retraite dès que les boches arriveront à Crécy[2] avec [point de déviation] le Gris Nez et la certitude que l’on ne reculera pas plus loin, même si des avions vous criblent de projectiles.

Je suis en instance pour aller revoir le personnel à qui j’ai laissé depuis 8 jours toute liberté de choisir entre le mouvement en avant et à droite, et la retraite. D’aucuns disent que si les Anglais sont repartis, dans le Pas-de-Calais, c’est la paix avant que mon bétail dégringole des falaises dans la mer : c’est peut-être vrai, mais ça n’aura pas empêché de [brûler] toutes les fermes exposées sur les pitons entre la Canche et l’Authie.

6 Avril. Ton papa[3] est parti hier soir pour Campagne, mon cher enfant, me confiant le soin de terminer cette lettre. Il est bien vrai que ton pauvre père se préoccupe beaucoup et voit le présent très en noir. Il n’est pas gai, assurément, ce pauvre présent qui nous rappelle cruellement les semaines d’angoisse que nous avons vécues avec toi en 1914. Mais pourtant il faut avoir confiance précisément parce que nous avons tenu le coup depuis 4 ans. Je suis aussi d’avis qu’il ne fallait pas s’inquiéter de ton silence car je crois que, même nouveau venu dans un régiment, tu aurais été tout de suite assez connu pour qu’on nous informe de tout fâcheux accident.

Nous avons appris hier par une lettre de Jacques[4] qu’il est sur la route du retour et s’attend à être le 12 à Lyon pour 48 h. Je reviens de [ ] dans le garde-meuble et Lucie[5] est prête à partir soit à Launay, si le sort d’Henri tarde à se fixer, soit pour la destination qu’on lui donnera. Dès maintenant il est à son dépôt à Versailles. Je t’embrasse tendrement, cher petit.

Emy    


Notes

  1. P.C. : poste de commandement.
  2. Crécy-en-Ponthieu, dans la Somme ?
  3. Damas Froissart.
  4. Jacques Froissart, frère de Louis.
  5. Lucie Froissart, épouse de Henri Degroote.

Notice bibliographique

D’après l’original

Pour citer cette page

« Jeudi 4 et samedi 6 avril 1918. Lettre de Damas Froissart continuée par son épouse Emilie Mertzdorff (Paris) à leur fils Louis Froissart (mobilisé) », Une correspondance familiale (D. Poublan et C. Dauphin eds.), https://lettresfamiliales.ehess.fr/w/index.php?title=Jeudi_4_et_samedi_6_avril_1918&oldid=53225 (accédée le 22 décembre 2024).

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