Jeudi 30 octobre 1856

De Une correspondance familiale


Lettre de Cécile Audouin à son amie Eugénie Desnoyers (Montmorency)


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Jeudi 30 Octobre 1856

Hier nous avons passé la journée à Paris. Avant-hier nous avons été visiter Versailles. D’abord Mon Eugénie chérie, puisque je vais te parler d’une façon qui pourra ne pas te sembler amicale (si ce te semble mal) il faut que je te dise une petite phrase bien tendre bien amicale, celle qui le peut être le plus : je t’aime bien, bien comme autrefois, et comme dans l’avenir. Si tu m’accuses d’un trop long silence, ne m’accuse pas chérie car voici quelle a été mon idée : Depuis 2 mois je veux t’écrire et je ne le veux pas, toutes les fois j’en ai envie et ne le peux pas m’y résoudre, voilà pourquoi (surtout ne prends pas cela pour une défaite car je t’affirme que c’est la vérité). Étant loin de toi j’espérais que tu ne saurais rien et alors je pensais avec bonheur très souvent au jour où je te parlerais à cœur ouvert, ta lettre, que je craignais telle à chaque courrier, est venue me dire que ces 3 semaines que j’espérais déjà voir finir sans question n’étaient plus possibles et j’aurais voulu pouvoir te répondre de suite ; j’aurais tant désiré pouvoir causer avec toi à ce moment (et non comme je le vais faire) que c’était une joie pour moi et je me représentais souvent ce jour de réunion, je pouvais te le dire <donc> et je ne le faisais pas ; si je pouvais penser que tu ne me crus pas je te dirais non que tu ne m’aimais plus mais que tu ne connais plus cette Cécile un peu égoïste mais qui t’aime si tendrement, que tout lui doit être pardonné ; et si tu savais (du reste je te l’ai dit) quel désir j’avais de pouvoir de suite causer avec toi ! Mais chérie, je suis persuadée que tu ne m’en veux pas et que tu vas même m’écrire bien vite pour tâcher tant bien que mal de remplacer cette conversation que je désirais tant, une lettre est toujours si incomplète et si froide !

Le fiancé de cette petite Mioche[1] qui l’est encore tant et tant s’appelle M. Marie Alfred Silvestre de Sacy âgé de 23, employé à la Société des Messageries Paquebots impériaux, demeurant à l’Institut ayant père mère frères et sœurs[2], yeux noirs et cheveux id., grand mais non gros, <hâlé> mais non brun.

Le portrait de cet heureux mortel qui va percher dans le pigeonnier de la Rue Cuvier n° 14, pigeonnier bien près du Jardin des plantes donc bien près des amies, bien près du Ciel, donc qui en doit certainement être le Chemin. Voilà Chérie le fait, à présent des détails ne te feront pas de peine n’est-ce pas et moi je veux que mon Eugénie, mais mon Eugénie seule, soit au courant de tout et pense souvent à ce Bellevue quoique moi je l’aime peu ce Bellevue.

D’abord cette lettre est absurde car on lit et je ne sais comment. Je t’écris, mais ce que je sais c’est ce que je dis comme fond, et la forme t’importe peu, n’est-ce pas ? Alfred comme tu sais est revenu au mois de Juin de son voyage ; pendant les 2 mois ½ toutes les lettres m’avaient été données, il y était grandement question de moi, Maman les trouvait bien charmantes pour les <siennes> à lui et les nôtres à nous enfin nous le connaissons sans qu’il s’en doutât (car même il le dit encore, et il n’est certes pas menteur) il n’avait même pas la pensée que nous pussions lire ainsi même ses confidences si filiales, mais elles étaient lues d’abord pas cette mère qui elle aussi avait un peu envie de cette petite Cécile toute rien qu’elle est et enfin le fait est qu’à son retour sans s’en douter il avait fait bien des pas dans le cœur de la mère et de la fille, tu devines le reste bien facilement. Je savais que tout le monde était du même avis et un beau soir, près de cette fenêtre de l’Institut où la jeune est assise respirant l’air, sans trop savoir comment la Cécile parla de l’avenir de l’Alfred et petit à petit il se trouva que cet avenir était celui des 2 réunis en un et que tous les projets venaient s’abattre sur la Rue Cuvier, le soir en partant tout était décidé, le lendemain Dimanche Alfred venait avec ses 2 sœurs déjeuner. Il avait l’air si heureux que tout le monde chez lui l’était aussi et que chez nous aussi tout se passait comme d’habitude, c’était comme autrefois et je ne pouvais trop croire ce qui pourtant (je le dis comme je le pense) me rendait heureuse ; nous étions 3 jours après tous dînant à l’Institut et tout le monde s’aimait comme auparavant seulement avec un lien de plus et un avenir commun pour les 3 vieux amis qui s’occupent maintenant de leurs enfants communs. Alfred est venu passer 3 jours au Chalet ; le lendemain matin je t’écrivais chérie, pensant que si tu te doutais de quelque chose tu sentirais en même temps que je voulais te montrer que même ce matin après 16 jours d’absence je voulais causer avec toi. C’était <mon> Eugénie te <dire> que je penserais toujours à toi heureuse jeune fille ou heureuse femme car c’est un vrai petit Paradis que je vois près de ce Jardin des plantes. Et puis il faut que je te dise que tout cet avenir est encore éloigné, il faut qu’Alfred ait une place suffisante pour faire aller ce ménage et c’est donc encore peut-être 10 mois à attendre. Mais nous nous voyons souvent et tout est si facile quand chacun s’aime, depuis 20 ans pour les parents, et que du côté des enfants il n’y a ni gêne, ni contrainte, mais seulement affection profonde et espoir de bonheur au milieu de tous ceux que nous avons aimés et que nous aimerons comme auparavant sans adieu, sans séparation et même refroidissement. Je voudrais parler encore une heure mais impossible il faut en vouloir à Caroline[3]. Elle m’a écrit une lettre que je reçois aujourd’hui et qui comme la tienne demande réponse. Mais elle sera moins détaillée. Dis-lui ce que tu trouveras bon, pensez à moi car je pense bien à < > je peux laisser à Maman[4] le plaisir de parler elle-même à ta bonne mère[5]. Fais pour Aglaé[6] aussi ce que tu trouveras bon, écris-moi vite et long sur de fréquentes lettres de moi. Un bon baiser ma chère Eugénie et Dimanche vois ta Cécile avec tous les bons habitants de l’Institut, ici à ce Bellevue < > y a de bons amis à toi et les soirées sont bien courtes ici. Samedi Alfred nous amène le < > Que c’est bon d’avoir ainsi d’avance le bonheur d’une famille qui vous aime et vous < >


Notes

  1. Cécile Audouin elle-même.
  2. Alfred Silvestre de Sacy est fils de Samuel Ustazade et Marguerite Geneviève Jenny Trouvé, frère de Félicité, Ustazade II, Antoinette, Jules et Céline.
  3. Caroline Duméril.
  4. Mathilde Brongniart, épouse de Jean Victor Audouin.
  5. Jeanne Target, épouse de Jules Desnoyers.
  6. Aglaé Desnoyers, sœur d’Eugénie.

Notice bibliographique

D’après l’original

Pour citer cette page

« Jeudi 30 octobre 1856. Lettre de Cécile Audouin à son amie Eugénie Desnoyers (Montmorency) », Une correspondance familiale (D. Poublan et C. Dauphin eds.), https://lettresfamiliales.ehess.fr/w/index.php?title=Jeudi_30_octobre_1856&oldid=40086 (accédée le 28 mars 2024).

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