Jeudi 25 et vendredi 26 août 1870 (B)

De Une correspondance familiale


Lettre de Charles Mertzdorff (Vieux-Thann) à son épouse Eugénie Desnoyers (Paris)

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CHARLES MERTZDORFF

AU VIEUX THANN

Haut-Rhin[1]

Vieux-thann 25 Août 70. Soir 10 h.

Ma chère bien aimée je ne t'ai pas écrit aujourd'hui le moindre petit mot. Bon-papa[2] a été ici il a passé la matinée jusqu'à 5 h avec moi, il était trop tard pour t'écrire. du reste vers 4 h je me sentais très fatigué & ne l'aurais pu

Ce soir j'ai eu la visite de M. Jaeglé qui s'en va encore demain à Mulhouse, toujours pour nos expéditions. J'espère que demain le chemin de fer enlèvera les dernières balles faites.

Ce qui restera n'est plus si considérable après. Aujourd'hui 5 voitures à 3 chevaux chaque étaient à Mulhouse pour porter des balles mais ne nous portent pas une nouvelle pièce ici. Demain il ne nous reste pas une pièce à mettre à l'Eau ! Nous finissons ce qui y est ; ce sera pour la semaine prochaine. Après que faire je n'en sais rien. Les hommes je puis les occuper à des terrassements & autres. Mais les femmes ?

Mon atelier de couture tire aussi à sa fin, les < > draps, oreillers, etc. sont faits, il y a 60 chemises. Si j'ai de l'étoffe je continuerai encore des chemises.

Hier au soir les MM. Berger & Autres qui rentraient de la bourse de Mulhouse nous ont assuré que sans nouvelles l'on en attendait d'excellentes ; que même l'allemand battu s'en retournait en toute hâte. suivant affiche de Bâle que personne n'avait vu. Aujourd'hui une dépêche un peu rassurante a été expédiée de la préfecture au Maire. Mais rien qui puisse encore nous réjouir ; ni trop nous rassurer. Je ne le suis pas du tout quant à moi.

Nous voilà le 4 ou 5 jours sans lettres ni journaux de Paris exactement comme il y a juste 10 jours du 15 au 18-19. Ainsi du 15 au 25 nous n'avons reçu que 2 ou 3 jours de suite des journaux. Mais c'est surtout tes bonnes lettres qui me font si grand défaut. J'ai bien reçu ta lettre qui me fait part de la chute de Mimi[3], c'est la dernière depuis plus rien. A Morschwiller naturellement il en est de même. Que c'est long, trop long !

Lorsque tes bonnes nouvelles me manquent, tout manque à la fois & l'on s'adonne encore plus volontiers à broyer noir.

Le jour où je pourrai prendre le chemin de fer pour aller vous retrouver, vous embrasser & vous ramener, sera si beau, si beau que cela me remonte un peu. Mais quand viendra-t-il ?

M. <Bodener> a été à Belfort avant-hier. il n'y a pas beaucoup de soldats mais la ville fourmille tellement de jeunes volontaires engagés ou appelés que la circulation devient difficile.

Ce qui est fâcheux c'est qu'il n'y ait qu'un seul bureau d'enrôlement, quantité d'anciens soldats appelés déjà habillés attendent déjà depuis 4 jours que leur tour arrive.

C'est encore cette détestable administration qui vient entraver l'élan. L'on presse à réunir le plus de monde possible & naturellement au plus vite. Un jour ce sont des mois. Parce qu'il n'y a qu'un Vieux Capitaine qui n'est pas vif, généralement en prend aussi à son aise l'on va perdre des milliers d'hommes, qui peuvent être si utiles en ce moment.

L'élan est extraordinaire, c'est à qui partira.

Les mobiles de la haute-Saône, Jura sont arrivé à Belfort mais non encore habillés, il n'y a que les cadres d'équipés. Je crois que ce sont les fusils & fourniments qui manquent. Le pays se croyait si riche & il se voit si pauvre à l'heure où rien ne devrait manquer ; que nous n'avons que de bien cruelles réflexions à faire.

Notre département est toujours tranquille, il est vrai qu'il s'est dépeuplé de la jeunesse bruyante. Léon[4] a terminé son affaire de remplaçant, il a dû aller aujourd'hui ou ira demain avec lui à Belfort, s'il est accepté il partirait de suite ; Mais si c'est aussi encombré il faudra qu'il fasse queue pendant 8 jours. C'est incompréhensible & cependant cela est ! Ce n'est qu'en France où de pareilles choses se voient & cela de tous temps. Tu vois que je suis toujours mauvais français & pas mal criard. Mais je ne sais me retenir, car si nous autres pauvres administrateurs de fabriques nous faisions nos affaires ainsi, il y a bien longtemps que l'on n'en ferait plus.

Je ne vois pas pourquoi j'économiserais ce bout de papier pour me priver du plaisir de causer avec toi.

Jaeglé est toujours sans nouvelles de Strasbourg, la pauvre dame[5] est très inquiète, pour sa mère qui y est enfermée. D'après l'industriel une bombe serait tombé dans un pensionnat de jeunes filles en aurait tué 7 & blessé grièvement bon nombre d'autres[6]. La ville dit-on souffre beaucoup. D'un autre coté Graffenstaden qui est aux portes de Strasbourg (grande usine de machines) travaille comme en temps ordinaire.

Le pays est horriblement pressuré, bon nombre d'habitants se sauvent, s'ils peuvent. le père Jaeglé[7] écrit que tous les villages sont tous les soirs fermés par des voitures que l'on met en travers des routes & chemins en vraies barricades pour empêcher les sorties, pour la journée chaque habitant a besoin d'un laissez-passer seulement pour aller travailler dans ses terres. Mais ce dont l'on se plaint surtout des Badois, c'est leur conduite indigne ignoble vis-à-vis des femmes. Dans ce pays cela a valu quelques mille hommes qui se sont engagés pour venger cette conduite. C'est épouvantable. Ce pauvre bas-rhin est réduit presque ravagé dans son entier. Pas un seul homme n'a encore mis les pieds dans le haut-Rhin cependant l'on a déjà vu des Uhlans à 3 lieues de Colmar où l'on n'est pas du tout rassuré.

Je viens d'expédier un exprès à M. Humberger pour qu'il écrive à M. Keller[8], lui signaler le fait de Belfort. Il serait si facile au Ministère de la guerre d'imprimer une plus grande activité dans les bureaux. Il le faut. Nous avons déjà gagné un peu de temps. C'est beaucoup, il s'agit de le mettre à profit l'on en a trop perdu. Il écrira encore ce soir & demain le ministère peut aviser ; s'il juge à propos. Si ce n'était que Belfort cela ne vaudrait pas la peine, mais c'est probablement par toute la France ainsi & ce serait grave ; ce que j'appelle de grosses fautes.

Crois-tu que je ferais bien de t'envoyer une caisse remplie de bandes & chemises pour les pauvres blessés. surtout de bandes il nous est si facile d'en faire.

Ce ne sera que plus tard que nous pouvons avoir des blessés. Si Dieu veut permettre que nous puissions nous débarrasser de l'ennemi. tant que nous sommes enclavés, l'on ne peut pas. Je continuerai probablement à occuper quelques femmes à faire des chemises.

L'Empereur[9] envoie ses chambellans en province pour rassurer le pays & très probablement aussi pour son instruction. M. de Bulach[10] du bas-Rhin était Mercredi à Mulhouse où il a affirmé qu'aux carrières de Jaumont[11] les prussiens ont laissé 40 mille morts & 50 mille blessés ! total 90 mille hommes. Mais un chambellan peut-il dire la vérité ; sait-il seulement ce que cela peut être.

Léon est ici, par les On-dit il est tout rassuré.

Midi, je te quitte non sans t'embrasser bien fort, te chargeant d'en faire de même pour moi aux enfants[12] & parents

tout à toi

Charles Mertzdorff

Rien de nouveau à Mulhouse qui est aussi un peu plus remonté. Il se confirme qu'il est rentré 300 mille allemands ces derniers jours. Par contre en Allemagne l'on est assez démoralisé cette dernière levée des hommes de 40 à 50 ans se fait difficilement, les femmes s'émeuvent & Berlin n'est pas très rassuré il doit y avoir eu des manifestations.

Je reçois à l'instant (Samedi[13] Matin 26 Août) tes deux lettres des 21 & 22 & une lettre de Mimi. Merci à toutes deux. Un paquet de Gaulois & Figaro ; ce sont les premiers ; Ne vous donnez pas la peine de m'adresser des Journaux si les vôtres m'arrivent, mon Moniteur & Temps sont ici aussi. Mais depuis 4 jours il a fallu se contenter de mon Industriel & Bâlois. Ce dernier dit que l'on commence à s'inquiéter en Allemagne.

Le filtre <de notre> barrage va se terminer demain, Samedi l'on y mettra l'Eau & alors il y aura de l'Eau à la buanderie & l'on commencera la lessive. J'ai envoyé un panier fruits à Emilie[14] elle m'a déjà écrit. Rien de particulier se plaignant de ce qu'Edgar est surchargé de besogne. <   > te souhaite une bonne nuit


Notes

  1. En-tête imprimé.
  2. Louis Daniel Constant Duméril.
  3. Mimi, Marie Mertzdorff.
  4. Léon Duméril.
  5. Marie Caroline Roth, épouse de Frédéric Eugène Jaeglé et fille de Caroline Frédérique Eberlen (veuve de Jean Roth).
  6. Dans la nuit du 18 au 19 août Strasbourg reçoit de très nombreux obus, qui font des victimes (dont 6 pensionnaires d’un pensionnat religieux rue de l’Arc-en-ciel) et déclenchent un incendie [d’après Gustave Fischbach (1847-1897), La Guerre de 1870. Le siège et le bombardement de Strasbourg, plusieurs fois réédité à partir de 1870].
  7. Daniel Edouard Jaeglé, père de Frédéric Eugène.
  8. Emile Keller, député du Haut-Rhin.
  9. Napoléon III.
  10. François Zorn de Bulach (1828-1890), député du Bas-Rhin (centre droit).
  11. « Les carrières de Jaumont », où des milliers de soldats auraient été précipités, est un épisode fictif de la bataille de Gravelotte-Saint-Privat (18 août 1870), victoire des armées prussiennes et allemandes.
  12. Marie et Emilie Mertzdorff.
  13. Le 26 août est un vendredi.
  14. Emilie Mertzdorff, épouse d’Edgar Zaepffel.

Notice bibliographique

D’après l’original

Pour citer cette page

« Jeudi 25 et vendredi 26 août 1870 (B). Lettre de Charles Mertzdorff (Vieux-Thann) à son épouse Eugénie Desnoyers (Paris) », Une correspondance familiale (D. Poublan et C. Dauphin eds.), https://lettresfamiliales.ehess.fr/w/index.php?title=Jeudi_25_et_vendredi_26_ao%C3%BBt_1870_(B)&oldid=39998 (accédée le 21 novembre 2024).

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