Jeudi 21 et vendredi 22 décembre 1871

De Une correspondance familiale


Lettre d’Eugénie Desnoyers, épouse de Charles Mertzdorff (Vieux-Thann) à sa sœur Aglaé Desnoyers, épouse d’Alphonse Milne-Edwards (Paris)


original de la lettre 1871-12-21 pages 1-4.jpg original de la lettre 1871-12-21 pages 2-3.jpg


Vieux-Thann

Jeudi soir

Ma chère Gla,

J'ai écrit quelques lignes hier à maman[1], et ce soir avant de gagner mon lit je voudrais encore te griffonner un petit bonsoir. Je suis si désireuse de savoir comment va ton pouce ? Samedi tu n'étais pas encore débarrassée de tes souffrances, tu dormais encore à peine et pour que tu l'avoues, il faut que ce soit bien réel car tu es très courageuse. Si tu te sens fatiguée, ennuyée de prendre la plume, Alphonse[2] sera assez gentil pour me donner des nouvelles de sa chère petite femme à laquelle je pense tant.

Depuis le 5 Décembre je n'ai plus reçu de lettre de maman, elle doit être occupée de son installation au Jardin profitant du temps plus doux pour voyager. Comme vous, nous avons le dégel et dans de bonnes conditions, ce soir le froid paraît vouloir reprendre. La rivière est presque à sec, si la gelée avait continué le travail aurait pu être arrêté faute d'eau. Il y a encore de la besogne et on pense que ça continuera encore pendant quelque temps en diminuant. La douane fonctionne, chez nous, c'est plus commode ; on finissait par ne plus pouvoir retrouver les marchandises. Charles[3] est toujours sur la route de Mulhouse, hier, c'était la bourse ; aujourd’hui ce soir il est au conseil municipal (11h sonnent et il n'est pas encore rentré). (Il s'agissait simplement des enfants pauvres à inscrire sur le registre des écoles, car plus on s'occupe des ces sortes de choses, plus on voit qu'il est bon que les parents paient pour leurs enfants, et on n'attache de prix qu'à ce qui coûte argent ou peine ; tous les jours nous en avons l'exemple). Demain et après-demain Charles a encore à aller à Mulhouse pour une réunion d'une société d'Assurance[4] qui était malade et dont il fait partie du conseil d'administration. Voilà les évènements les plus sérieux, ceux maintenant qui regardent ta très humble servante et ses fillettes[5] je te dirai qu'elles ont passé leur matinée à l'École de Couture pour faire la distribution du travail avant Noël, hier j'avais préparé les tabliers et fichus ; ça nous a beaucoup amusées, ce sont là nos grandes distractions ; le reste de la journée, seules complètement, les fillettes ont joué avec les petites poupées, elles ont ri quoique seules, ce que j'ai entendu avec plaisir, car elles en ont bien besoin, on ne peut pas toujours travailler et réfléchir à leur âge. Pendant ce temps, j'ai marqué les paquets des pauvres (mais mes étoffes n'arrivent pas), puis si cela t'intéresse j'ai découvert que <Jeangeulen[6]>, notre valet de chambre ne balayait les pièces non habitées que lorsque je lui en donnais l'ordre formel ; par suite moutons horribles dans le salon bleu et idem dans le grand salon, et la poussière ne manque pas au second ! Depuis ces grands froids je ne tournais plus tant dans la maison et me suis occupée du travail de mes chéries et voilà l'affreuse honte qui pouvait arriver à mon ménage, il aurait perdu sa réputation hollandaise !... En fait de question de ménage, Nanette[7] se fait vieille je ne pense pas pouvoir la garder longtemps.

Je n'ai pas encore eu d'occasion pour vous envoyer les petites photographies. Tu sais que même les petits ouvrages de Marie ne t'arriveront pas pour le jour de l'an, je les garderai pour te les remettre nous-mêmes, nous avons toujours le projet de vous aller voir vers la fin de Janvier ou Février si rien ne survient. On ne peut...

Vendredi Charles est rentré au moment où je commençais cette phrase et je ne sais plus ce que je voulais t'écrire.

Merci pour ta bonne lettre que je viens de recevoir. Je suis bien contente de savoir que ton doigt va mieux et que maman va revenir près de toi ; espérons qu'à Paris elle va se porter aussi bien qu'à Montmorency. On ne cesse de me parler, je ne sais ce que je t'écris, car mes petites élèves ne se contentent plus pour réponse du hum traditionnel quand on cause en écrivant.

Je ne sais quels titres d’ouvrages te donner.

Elles n’ont pas la Marquise de Satin vert[8],

Elles n'ont pas non plus les titres que je prends dans un catalogue qu'on nous a envoyé, mais je ne connais pas ces ouvrages, c'est donc au hasard : Les goûters de la grand-mère de Mme Carraud[9] ; La petite Jeanne ou le Devoir[10]. Contes Allemands par <Martin>, contes Anglais traduits par Mme de Witt[11]. Le livre de Maman de Mme Julie Gouraud[12] ; Lettres de deux poupées[13] par Olivier ; de Marmier, l'arbre de Noël[14] ; Les peuples étrangers de Mme H. Loreau[15]. Les malheurs de Sophie, elles ont les petites filles modèles[16], c'est Julien[17] qui leur a donné.

Tu vois que voilà de quoi exercer ton bon goût mais envoyez peu de chose et pour moi rien, les douanes sont tellement difficiles, qu'il vaut mieux se priver pour le moment ; envoie à la même adresse à Belfort et si ça peut être arrivé avant le Vendredi, la femme nous l'apportera le Samedi au marché de Thann ; indique le contenu afin que la douane n'ait rien à dire et moi je ne vous enverrai rien, c'est plus facile. Pour la petite cuisine je ne vois qu'une petite salière à suspendre qui manque, je ne <placerai> tout cela que dans 8 jours.

Comme toi je trouve si triste de quitter le tout noir, cette robe de chambre avec laquelle je puis garder les cols noirs (c'est un tartan noir et blanc) et bien, je ne me décide pas à la mettre quoique les enfants soient toujours à me dire de la mettre car elle est chaude et convenable. Je sais bien que l'habit ne fait rien aux sentiments, mais on aime le noir quand on sent qu'une partie de ses plus chères affections s'est envolée.

Enfin il faut se résigner.

Ma petite Marie n'a plus mal aux oreilles, mais elle est jaunette, je pense que ce n'est rien, elle grandit beaucoup et a besoin de remuer. Amitiés pour vous tous.

Sœur et amie

E.M.


Notes

  1. Jeanne Target, épouse de Jules Desnoyers. Voir la lettre du 19-20 décembre.
  2. Alphonse Milne-Edwards.
  3. Charles Mertzdorff.
  4. Probablement La Mulhousienne, société de banque-assurance pour les industriels.
  5. Marie et Emilie Mertzdorff.
  6. Possiblement un diminutif de Jean, domestique.
  7. Annette, domestique chez les Mertzdorff.
  8. Elizabeth Martineau Des Chesnez, La Marquise de Satin-Vert et sa femme de chambre Rosette, 1869.
  9. Zulma Carraud (1796-1889), Les Goûters de la grand-mère (1868, 1869).
  10. Zulma Carraud, La Petite Jeanne, ou le Devoir, livre de lecture courante spécialement destiné aux écoles primaires de filles, 1852 (nombreuses éditions).
  11. Contes anglais, traduits par Pauline de Witt (1831-1874) et Henriette de Witt (1829-1908), filles de Guizot, Librairie de Louis Hachette et Cie, Bibliothèque rose illustrée, 1867 (Réunit : Les amis d'Effie ; Les herbes marines de Miss Yonge ; L'espérance différée, La ville des joujoux de Miss Sarah Wood).
  12. Julie Gouraud (1810-1891), Le Livre de maman.
  13. Lettres de deux poupées est un ouvrage de Julie Gouraud.
  14. L'Arbre de Noël, contes et légendes recueillis par Xavier Marmier (1808-1892).
  15. Thomas Mayne Reid (1818-1883), Les Peuples étranges, par le capitaine Mayne-Reid, traduit de l'anglais par Mme Henriette Loreau, 1862.
  16. Sophie de Ségur (1799-1874), Les Malheurs de Sophie, 1859 ; Les Petites Filles modèles, 1858 (nombreuses éditions).
  17. Julien Desnoyers (†).

Notice bibliographique

D’après l’original

Pour citer cette page

« Jeudi 21 et vendredi 22 décembre 1871. Lettre d’Eugénie Desnoyers, épouse de Charles Mertzdorff (Vieux-Thann) à sa sœur Aglaé Desnoyers, épouse d’Alphonse Milne-Edwards (Paris) », Une correspondance familiale (D. Poublan et C. Dauphin eds.), https://lettresfamiliales.ehess.fr/w/index.php?title=Jeudi_21_et_vendredi_22_d%C3%A9cembre_1871&oldid=54269 (accédée le 19 avril 2024).

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