Jeudi 15 février 1917

De Une correspondance familiale


Lettre de Damas Froissart (Paris) à son fils Louis Froissart (au front)


original de la lettre 1917-02-15 pages 1-4.jpg original de la lettre 1917-02-15 pages 2-3.jpg


Paris 15/2 1917[1]

Mon cher Louis,

Un peu tranquillisé sur tous les objets de mes soucis, notre chauffage, notre main d’œuvre à Dommartin, l’état de Michel[2] (que je mets au 3e rang parce [que] ce n’est plus un souci depuis 8 jours), je viens te relancer et te rappeler que ta dernière lettre est du 5 [courant].

Faut-il croire que tu es paralysé par le froid, que ton encre est gelée, qu’il n’est pas resté assez de moignons, là où il y avait des arbres [ ], pour que tu puisses te dégourdir les doigts en brûlant les dits moignons !

[ ] !

Sache, au moins, que ta chambre, ici, est devenue un paradis pour les frileux que nous sommes. Une grille de 10 F (acquise au bon marché[3]) permet d’y consommer du charbon : ta mère[4] et Elise[5] y passent une bonne partie du temps qu’elles ne passent pas au lit. On y reçoit, on y prend les repas. Ailleurs la température n’est que de 5 à 6° même dans notre chambre maintenant que notre Pignon, non adossé à un autre bâtiment, nous distille le froid qu’il a emmagasiné. Tu ne seras donc pas surpris d’apprendre que je t’écris du coin du feu de la dite chambre revêtu d’un pardessus d’hiver, avec un vêtement de laine sur les genoux et souvent une bouillotte aux pieds. Il faisait bien meilleur dehors que chez nous, aujourd’hui.

Tu es sans doute scandalisé que ces « gens de l’Intérieur » se trouvent à plaindre alors que tu claques des dents au front : Comment supportes-tu cela ? Si vous êtes dans quelque abri à 6m sous terre, comme beaucoup de soldats du front, vous seriez plus près du feu central et plus isolés de la calotte des cieux que vous ne l’êtes sans doute ?

Quelque effort qu’il soit fait pour adoucir votre sort, je vous crois soumis à une rude épreuve, même si vous êtes au repos quelque part en arrière du front dans une région où il subsiste des villages, comme j’en ai le [sentiment].

Tu sais que tu es à l’ancienne [pièce] où Pierre[6] fut maréchal des logis : c’est très touchant. Ta prochaine lettre nous dira sans doute s’il est exact que tu sois téléphoniste comme ta lettre du 5 février le fait un peu prévoir : que de téléphonistes dans notre famille ! Les Degroote ont loué pour un mois à Versailles un appartement où il y a le téléphone et où Bertha[7] les a rejoints. Seuls les Colmet Daâge sont dans l’impossibilité de nous dire par téléphone la température qu’il fait chez eux ! et seront demain dans l’impossibilité de nous dire comment le jeune Hubert[8] supporte un enlèvement de végétations dans la gorge qui doit se faire demain, pour permettre à ce petit de s’alimenter, ce qu’il fait mal tout en n’ayant pas mauvaise mine.

Ta mère reçoit demain la visite de son docteur : elle espère être autorisée à sortir.

Jacques[9] a passé ses examens écrits et passera l’oral bientôt, il paraît avoir la confiance d’un grand chef des cours. Mais s’il est [nommé], où ira-t-il ? Il désire, à tout prix, ne pas être de ceux de ses congénères qu’un député désire voir devenir sous-lieutenants d’infanterie !

Après avoir été menacé de perdre mes boches si je n’en demandais pas 30 et si je ne faisais pas travailler les 30 ensemble (à quoi, grands dieux), après avoir écrit à Paul[10] et au préfet[11] toutes les lettres, [que comportait cette situation], je conserverai nos 10.

Nous nous réunissons pour t’embrasser et t’envoyer nos vœux les plus sincères pour que Dieu te conserve en santé.

D. Froissart

Michel qui n’avait plus de fièvre depuis 5 ou 6 jours en a, de nouveau, un peu (38°) ce matin. Il est assez guéri pour jouir des visites qu’on lui fait.

Pierre a passé ici 8 jours et a regagné son corps au sud de Belfort mardi dernier.

Mme Legentil[12] (mère de Jules[13]) serait rentrée ces jours-ci, des pays envahis après un voyage de 8 jours très froid.

Le Pas-de-Calais est devenu tout à fait inaccessible de Paris : plus un seul train ne part depuis 10 jours.


Notes

  1. Lettre sur papier deuil.
  2. Michel Froissart, frère de Louis.
  3. Le Bon Marché est un grand magasin parisien.
  4. Emilie Mertzdorff, épouse de Damas Froissart.
  5. Elise Vandame, épouse de Jacques Froissart.
  6. Pierre Froissart, frère de Louis.
  7. Bertha, domestique.
  8. Hubert Colmet Daâge, né en octobre 1916.
  9. Jacques Froissart, frère de Louis.
  10. Paul Malvache.
  11. Léon Briens, préfet du Pas-de-Calais de 1911 jusqu'à sa mort en mai 1918.
  12. Adélaïde Leleu, veuve de Paul Legentil.
  13. Jules Legentil.

Notice bibliographique

D’après l’original

Pour citer cette page

« Jeudi 15 février 1917. Lettre de Damas Froissart (Paris) à son fils Louis Froissart (au front) », Une correspondance familiale (D. Poublan et C. Dauphin eds.), https://lettresfamiliales.ehess.fr/w/index.php?title=Jeudi_15_f%C3%A9vrier_1917&oldid=53755 (accédée le 9 octobre 2024).

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