Jeudi 14 juillet 1842

De Une correspondance familiale


Lettre de Louis Daniel Constant Duméril (Lille) à son frère Auguste (Paris)

lettre du 14 juillet 1842, recopiée livre 6, page 155.jpg lettre du 14 juillet 1842, recopiée livre 6, page 156.jpg lettre du 14 juillet 1842, recopiée livre 6, page 157.jpg lettre du 14 juillet 1842, recopiée livre 6, page 158.jpg lettre du 14 juillet 1842, recopiée livre 6, page 154.jpg


de Constant Duméril fils.

Lille 14 Juillet 1842.

C’est encore à toi que je m’adresse aujourd’hui, mon cher Auguste, car c’est toi, plus directement, que concernent les détails que j’ai à donner, et maman[1], toujours si bonne, m’excusera de la laisser ainsi sans nouvelles directes. Je viens de recevoir sa bonne lettre, dont je la remercie beaucoup, et son petit mot inclus.

Avant-hier, en t’écrivant, je te disais que l’orage n’était pas encore dissipé, en effet, le soir, en rentrant de la promenade, nous avons eu une nouvelle scène, qui a surpassé les précédentes : mon oncle[2] était monté dans sa chambre : je me suis contenu, je n’ai rien répondu, j’ai seulement persisté à lui dire à ma tante[3] que je n’attachais aucune importance à ce qu’elle disait, dans ses moments d’exaltation : cette séance a été très longue. Hier matin, ma tante avait l’air fort triste au déjeuner : elle a dit à Eugénie[4] qu’elle voulait aller avec elle chez le curé de Saint-Maurice[5] ; plus tard, elle a dit qu’elle voulait également aller chez celui de St Etienne. Dans la journée, elle a fait dire à Félicité[6] qu’elle se tienne prête pour les accompagner : en effet, elles sont parties toutes trois à deux heures : le curé de St Maurice a fort mal reçu ma tante : il lui a dit qu’il était fort surpris qu’elle eût encore des scrupules, après qu’il les avait levés : que ce n’était pas à elle à réglementer la religion, et que d’ailleurs elle devait s’en rapporter entièrement à ce que voulait son mari, et que, quand elle le voudrait, elle ne pourrait pas empêcher sa fille de se marier, du moment où elle avait le consentement de son père. De là, ces dames sont allés chez le curé de St Etienne, qui a mieux reçu ma tante, mais qui lui a également dit qu’elle ne devait en aucune façon s’opposer à ce mariage.

En sortant de chez lui, ma tante a dit à Eugénie qu’elle lui donnait son consentement, puisque c’était son devoir, mais qu’elle ne le faisait pas de bon cœur, et que, si elle était bonne fille, elle ne ferait pas ce mariage. A dîner, elle nous a répété la même chose. Eugénie a tenu bon, et a dit que puisque sa mère lui donnait maintenant son consentement, elle en profiterait.

Depuis ce temps, ma tante est plus calme, mais elle cherche à obtenir d’Eugénie qu’elle renonce à se marier, et elle finit par avouer le motif véritable de son opposition : c’est qu’elle ne peut pas se faire à l’idée de rester seule, abandonnée de tous ses enfants, et vis-à-vis de mon oncle, avec lequel elle n’a pas pu vivre en harmonie depuis trente ans.

Maintenant donc elle supplie sa fille de ne pas l’abandonner et de renoncer plutôt à son mariage. Eugénie répond qu’elle est engagée, qu’elle ne peut pas se dédire. Ce qui tourmente le plus la pauvre enfant, c’est l’idée que peut-être tu te laisseras rebuter par cette conduite de sa mère ou que, du moins, nos parents[7] ne te verront pas avec plaisir contracter une union qui éprouve une si vive opposition de la part de la future belle-mère. J’ai cherché à la rassurer sur ce point, en lui faisant comprendre combien mes parents connaissaient bien sa mère, et qu’ils n’attacheraient pas une aussi grande importance à ce qu’elle peut faire et dire, qu’ils ne le feraient à l’égard d’une autre personne.

Voilà, mon cher ami, où en sont les choses : je vais m’occuper de retenir ma place pour samedi, par la voiture qui passe à Arras, et là, je causerai un peu avec Auguste[8], et je l’engagerai à s’arranger de manière à venir à Lille en même temps que toi, car je crains fort que ma tante ne renouvelle auprès de toi les instances qu’elle a faites auprès de sa fille, ce qui te serait fort pénible. Auguste saura sans doute lui faire sentir qu’elle ne doit pas insister.

Ma femme et nos enfants[9] vont bien quoique la première ait le cœur bien triste, par moments ; elle éprouve un bonheur intérieur de se trouver auprès de ses parents. Le petit accident arrivé à la jambe de mon oncle n’a pris aucune gravité ; quant à ma tante, tu comprends qu’elle est bien fortement ébranlée : elle a bien mauvaise mine.

Ici, on est généralement fort ému de l’événement terrible qui vient de frapper le duc d’Orléans[10] : on s’en afflige pour la famille royale ; on s’en émeut pour l’avenir de notre gouvernement ; on a reçu la nouvelle par voie télégraphique, le préfet[11] l’a fait afficher à la Bourse, et proclamer par la ville.

Je vois avec bien grand plaisir que maman est satisfaite de la manière dont elle remplit son temps de solitude ; j’aurais aimé venir l’égayer souvent par des récits plus agréables.

J’arriverai dimanche pour dîner, et nous pourrons causer un peu longuement des événements de Lille. J’ai été interrompu par une assez longue visite de Mme Cumont[12], qui m’a empêché de t’écrire plus longuement.

Adieu, mon cher et bon frère, je t’embrasse de tout cœur, ainsi que papa et maman ; ma femme se joint à moi pour vous adresser nos tendres amitiés. Ton bien affectionné frère.


Notes

  1. Alphonsine Delaroche.
  2. Auguste Duméril l’aîné.
  3. Alexandrine Cumont.
  4. Eugénie Duméril est la fiancée d’Auguste.
  5. Le curé doyen de Saint-Maurice à Lille est Auguste Deleruyelle.
  6. Félicité Duméril, sœur d’Eugénie, est l’épouse de Louis Daniel Constant.
  7. Alphonsine Delaroche et André Marie Constant Duméril.
  8. Charles Auguste Duméril, cousin d’Auguste et Louis Daniel Constant, est ingénieur des Ponts et Chaussées à Arras.
  9. Félicité Duméril et les deux enfants, Caroline et Léon.
  10. Fils aîné du roi Louis-Philippe et de Marie Amélie de Bourbon, Ferdinand Philippe duc d'Orléans (1810-1842) est victime, le 13 juillet 1842, d'un accident sur la route de Neuilly. Alfred de Musset évoque cet épisode dramatique dans son poème Le Treize Juillet (dans le recueil Poésies nouvelles).
  11. Gabriel Edmond de Saint Aignan (1804-1889), préfet du Nord de 1839 à 1845.
  12. Probablement Esther Le Lièvre, épouse de Valéry Cumont.

Notice bibliographique

D’après le livre de copies : lettres de Monsieur Auguste Duméril, 1er volume, « Lettres relatives à notre mariage », p. 154-158

Pour citer cette page

« Jeudi 14 juillet 1842. Lettre de Louis Daniel Constant Duméril (Lille) à son frère Auguste (Paris) », Une correspondance familiale (D. Poublan et C. Dauphin eds.), https://lettresfamiliales.ehess.fr/w/index.php?title=Jeudi_14_juillet_1842&oldid=61459 (accédée le 15 novembre 2024).

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