Janvier 1800, an VIII

De Une correspondance familiale

Lettre d’Alphonse Delaroche (Champel en Suisse) à son frère Daniel Delaroche (Paris)


Champel, 1800.

Mon cher frère,

Vous ne devez pas douter de l’intérêt que nous avons pris à vos chagrins[1], mais puisque dans tous nos maux nous sommes appelés à nous résigner, ce serait agir à fin contraire que d’en entretenir trop longtemps le souvenir, qui d’ailleurs, ainsi que les cicatrices des profondes plaies, ne peut presque jamais s’effacer entièrement.

J’ai aussi reçu la lettre de ma nièce[2] ; elle m’a fait le plus grand plaisir. Je te prie de lui dire combien j’en ai été satisfait. On y trouve joints aux traits de la plus vive et de la plus juste affliction, les sentiments d’une vertu peu commune qui, plus que tous les motifs humains, peut être utile en des circonstances aussi atterrantes. Nous avons aussi appris par les lettres que ma femme[3] a reçues de ma sœur et de François[4], la perte que vous venez de faire de Mademoiselle Castanet à Nîmes, à laquelle je prends part bien sincèrement[5]. Il est toujours triste de perdre ses parents et amis, surtout quand ils méritent notre attachement et à la fleur de l’âge ; j’en avais conservé un souvenir bien agréable.

Ma nièce m’apprend que Monsieur Say l’aîné[6] a été élu membre du Tribunat[7], ce qui est sans doute une place bien honorable et des plus flatteuses car je crois qu’elle est à vie avec un fort traitement. Je vous en félicite de tout mon cœur.

Je ne demande pas mieux que d’apprendre de bons effets de la nouvelle constitution, mais dans une affaire de cette importance, on a besoin d’expérience pour voir en beau dans l’avenir ; en attendant, le gouvernement nous épuise par de nombreuses et fortes impositions, nos municipalités sont si fort endettées qu’elles n’ont plus aucun crédit et la misère se manifeste de tous côtés. L’impôt du timbre s’applique jusqu’aux bagatelles sur tout ce qui s’imprime ; la feuille d’avis en est renchérie et même la <liste des ministres>, dont le prix ayant doublé par le timbre ne pourra peut-être pas se soutenir.

Je suis bien fâché de sentir ma sœur[8] toujours sujette à ses maux d’estomac, car il est je crois plus difficile à une femme de s’en guérir à cause du peu de moyens de prendre suffisamment d’exercice ; ma femme y est également toujours sujette. Quant à moi, j’en suis grâce à Dieu depuis deux à trois ans délivré, mais c’est en faisant attention de ne pas me laisser pénétrer de froid, en conséquence de quoi je fais depuis quelques hivers chauffer mon lit, dont le <sentiment> sans cela me donnait des espèces de crampes dans l’estomac, en m’abstenant en tout temps de fruits crus après les repas et même de cuit s’il n’est pas corrigé par du sucre, mais l’exercice et un exercice même assez violent me procure plus que tout autre moyen un bien-être dont je suis privé dès que quelques raisons me détournent ou s’opposent à ce genre de vie.

Nous voici donc parvenus à la dernière année d’un siècle autant terrible qu’on se flattait qu’il serait admirable par les progrès du génie. Faut-il donc que les arts et les sciences soient les fléaux de l’humanité et détruisent l’empire de la religion ? C’est l’abus que les hommes font de leurs talents et non les talents eux-mêmes dont on est dans le cas de se plaindre. Si, sous prétexte se zèle pour la religion, il s’est commis des atrocités en différents temps et lieux, les bons esprits ne sont pas tombés dans cette erreur et l’excellence de la religion a toujours été justifiée. Il en sera de même de la vaine philosophie du siècle qui a fait les plus grands efforts pour détruire l’empire de la religion mais toujours victorieuses les portes de l’enfer ne prévaudront pas contre elle.


Notes

  1. Alphonsine, la fille de Daniel Delaroche, vient de perdre son mari. En 1797 elle avait épousé Jean Honoré Say, dit Horace. Quelques semaines après, Horace part pour l’expédition d’Egypte et meurt des suites d’une blessure reçue au siège de St Jean d’Acre (1799). En secondes noces, en 1806, Alphonsine épousera André Marie Constant Duméril.
  2. Alphonsine Delaroche.
  3. Jeanne Patron, épouse d’Alphonse Delaroche.
  4. En fait, il s’agit de sa belle-sœur Marie Castanet, épouse de Daniel Delaroche, et de Etienne François, leur fils.
  5. Il est ici question de Marguerite Castanet, décédée célibataire à l’âge de 48 ans à Nîmes, belle-sœur de Daniel Delaroche.
  6. Jean Baptiste Say (1767-1832).
  7. Après le coup d’État du 18 brumaire (9 novembre 1799), Bonaparte établit la Constitution de l’an VIII. Le pouvoir législatif est confié à deux assemblées, le Tribunat, qui discute les lois et le Corps législatif, qui les vote. Leurs membres sont désignés par le Sénat qui les choisit parmi environ 5 000 « notabilités nationales ». Les listes de « notabilités », établies selon un système complexe, serviront peu dans la pratique.
  8. Marie Castanet, épouse de Daniel Delaroche.

Notice bibliographique

D’après un extrait publié par Ludovic Damas Froissart, dans André Marie Constant Duméril, médecin et naturaliste, 1774-1860, 1984, p. 94-96.

Pour citer cette page

« Janvier 1800, an VIII. Lettre d’Alphonse Delaroche (Champel en Suisse) à son frère Daniel Delaroche (Paris) », Une correspondance familiale (D. Poublan et C. Dauphin eds.), https://lettresfamiliales.ehess.fr/w/index.php?title=Janvier_1800,_an_VIII&oldid=39245 (accédée le 20 avril 2024).

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