Février 1815

De Une correspondance familiale


Lettre de Pierre Bretonneau (Chenonceaux) à Alphonsine Delaroche, épouse de son ami Duméril (Paris)


Février 1815

Madame, j’ai été puni plus sévèrement que vous ne le désiriez sans doute, moins que je ne l’ai mérité. En voyant sur deux lettres[1] le timbre de Paris, j’ai rougi. J’ai craint pour la première fois qu’elles ne fussent de mes amis. Ce ne pouvait être une réponse. Ma lettre, trop tardive, n’était partie que de la veille. Je reprenais courage en reconnaissant le caractère de l’une des deux lettres ; j’ouvre la vôtre et, à coup sûr, je vous aurais fait pitié si vous eussiez vu sur moi l’impression de votre nom. Je m’attendais si peu aux aimables reproches que vous aviez la bonté de m’adresser, que les pensées les plus sinistres entrèrent à la fois dans mon âme : c’est de Mme Duméril ! mon Dieu, mon ami[2] est malade… Non, c’est un de ses enfants[3]. Oh ! certainement, il n’y a pas de malades qui puissent me retenir ; je pars ce soir. Mon effroi gagnait ma femme[4]. M. de Villeneuve, qui était chez nous, conservait seul un peu de sang-froid et cherchait à me rassurer : « Remettez-vous, lisez ; le mal n’est peut-être pas si grand. » Quel bon conseil ! que votre lettre, Madame, était propre à calmer le trouble dans lequel elle m’avait jeté ! le ménagement avec lequel vous traitiez le coupable était bien propre à augmenter ses remords ; mais, je vous l’avouerai, j’étais si heureux, que j’échappais presque entièrement au sentiment de la honte dont je devais être pénétré. Mon ami n’avait qu’un peu de rhume, mais point de vilaine toux ; vos aimables enfants se portaient bien. Mme Delaroche[5], après une indisposition de peu de durée, était beaucoup mieux. J’étais rassuré par tous les mots de votre lettre, qui avaient pu m’alarmer au moment où je voulais la deviner tout entière. Que je suis touché de la bienveillance qui règne dans toute cette lettre de la femme de mon meilleur ami ! J’éprouve bien vivement, en la recevant, le besoin de vous témoigner ma reconnaissance. Comment ai-je pu avoir de nouveaux torts ? Pour cette fois, j’en ai d’autant plus de honte que j’ai plus de peine à le comprendre. Car, il le faut avouer, mes malades se sont comportés à ma très grande satisfaction. La jeune femme même qui avait une fièvre maligne est en parfaite convalescence. Je n’ai pas visité une seule fois mes ruches. On a eu bien de la peine à me faire indiquer les opérations que je voulais faire faire dans le jardin. Je ne suis pas une seule fois allé voir mon ami Moreau[6], qui se plaint de moi à juste titre. J’ai dû avoir du loisir, j’en ai eu ; il faut convenir que je l’ai bien mal employé. Au moment où je recevais votre lettre, je terminais des briquets phosphoriques ; je connaissais enfin la composition de ce mastic inflammable. Sous peu de jours, j’allais trouver moyen d’en fabriquer. Je vous raconterais ma découverte si vous y preniez quelque intérêt. Je me laissai entraîner à cette recherche, et les journées et les semaines y sont allées. Un appareil, un procédé a été substitué à un autre. Que de soins pour chercher une matière toute trouvée ! pour acquérir la satisfaction de savoir qu’on vendait quatre francs, dans la rue, ce qui revient à quatre sols ! Je joins ici pour M. Duméril un croquis des divers appareils que j’ai employés pour oxyder le phosphore ; je lui fais grâce des fausses tentatives qui m’ont arrêté si longtemps.

Cent fois, j’avais retracé à ma femme le tableau de votre intérieur ; votre lettre, bien mieux que moi, lui en a peint toute l’aménité. Que peut dire maintenant en ma faveur votre excellente tante[7] ? J’ai mis à bout son inépuisable bonté. Je voudrais bien lui suggérer quelque excuse, mais je ne sais que la remercier de l’intérêt qu’elle a bien voulu prendre au coupable. Je n’ose implorer Mme Delaroche, elle est bien indulgente ; mais l’indulgence a un terme et je redoute sa justice. Il n’y a que Constant, qui ne sent peut-être pas toute l’énormité de mes torts, qui puisse plaider ma mauvaise cause. Mon ami devrait bien aussi dire un mot en ma faveur. Ma femme triomphe de tous les avis qu’elle m’a donnés ; mais je vous assure qu’elle est en ceci plus ma complice qu’elle ne l’imagine. Elle ne se couche pas encore comme vous, à deux heures du matin ; dès minuit elle aime à être au lit, et si elle est éveillée, elle ne peut plus s’endormir. Si ce n’eût été par ménagement pour elle, assurément j’aurais bien trouvé, comme à Paris, le temps d’écrire pendant la nuit. La main, sur la conscience, il n’y a guère de justice dans cette inculpation ; n’y entre-t-il pas un peu d’ingratitude ? ma pauvre femme, qui depuis quinze jours passe sa vie à chercher tout ce que j’égare, qui souffre que mon laboratoire envahisse la maison ! Il est difficile de voir un plus bizarre assemblage que celui qui couvre la table de la salle à manger. Des vessies, des bouteilles à vin, des tubes, des limes, des creusets, des outils, des livres, des ustensiles de cuisine sur une litière d’allumettes. Je crois réellement qu’au moment de quitter mes hochets, j’ai joui de mon reste. Hélas ! il n’est que trop vrai, il faut être le 15 à Tours pour y commencer mon service. J’ai entrevu mon collègue, c’est un bonhomme. Je suis, suivant lui, un petereau : c’est une expression du cru, qui signifie un rejeton ; je remplacerai toutes ces vieilles souches, qui tirent à la fin. Il ne voit qu’argent dans cette affaire ; il veut avoir moitié dans les émoluments attachés au dépôt du vaccin. J’aurais bien dû prier notre préfet[8] de penser à ma présentation ; mais je suis resté tout confit dans mes idées phosphoriques.

J’embrasse mon ami de toute mon âme, vos aimables enfants bien tendrement. Veuillez bien, Madame, présenter mes respects à Mme Delaroche, et recevoir l’assurance du dévouement le plus tendre et le plus respectueux qui fût.

J’ai l’honneur d’être, Madame, votre très humble et très obéissant serviteur.


Notes

  1. Voir la lettre de Louis Benoît Guersant du 2 février et la lettre d’Alphonsine Duméril du 5 février.
  2. André Marie Constant Duméril.
  3. Louis Daniel Constant et Auguste Duméril.
  4. Marie Thérèse Adam.
  5. Marie Castanet, veuve de Daniel Delaroche, mère d’Alphonsine.
  6. Sylvain Moreau.
  7. Elisabeth Castanet.
  8. Hersant-Destouches est préfet d’Indre-et-Loire d’octobre 1814 à avril 1815.

Notice bibliographique

D’après Triaire, Paul, Bretonneau et ses correspondants, Paris, Félix Alcan, 1892, volume I, p. 262-265. Cet ouvrage est numérisé par la Bibliothèque inter-universitaire de médecine (Paris)

Pour citer cette page

« Février 1815. Lettre de Pierre Bretonneau (Chenonceaux) à Alphonsine Delaroche, épouse de son ami Duméril (Paris) », Une correspondance familiale (D. Poublan et C. Dauphin eds.), https://lettresfamiliales.ehess.fr/w/index.php?title=F%C3%A9vrier_1815&oldid=60459 (accédée le 15 novembre 2024).

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