Dimanche 21 août 1870 (D)
Lettre de Georges Heuchel (Vieux-Thann) à sa nièce Eugénie Desnoyers, épouse de Charles Mertzdorff (Paris)
G. H.
Vieux-Thann le 21 Août 1870
Ma chère Nièce,
Malgré que je Suis journellement au courant de ce que vous faites, puisque Charles[1] a la bonté de me communiquer vos chères nouvelles, je sens néanmoins le besoin de communiquer directement avec vous, puisqu'il me semble qu'il y une éternité déjà que je Suis privé de ce bonheur, car vous ne Sauriez croire, ma chère Nièce, combien que les jours & les Semaines se passent lentement quand on vit comme nous vivons en Alsace, tantôt dans la peur & l'inquiétude & tantôt dans une petite lueur d'espérance, Suivant les bonnes ou mauvaises nouvelles qui nous arrivent très irrégulièrement de Paris soit par lesjournaux ou les dépêches du gouvernement.
Cependant les lettres particulières & du commerce nous arrivent journellement, mais le plus souvent avec deux jusqu'à quatre heures de retard, & celle que Charles a reçue hier de vous nous a fait bien plaisir, puisqu'elle nous annonçait d’abord que vous vous portez tous bien & en second lieu que votre cher frère Julien[2] se trouve à présent au camp de Saint Maur & qu'il a déjà eu le bonheur d'aller embrasser ses chère Parents[3] ; vous ne sauriez croire quel plaisir que cela nous a fait & ma femme[4] en a pleuré de joie pour Madame votre mère ; nous prions journellement le bon Dieu pour que la paix se conclut avant que ces chers Enfants de la mobile ne soient obligés de marcher à l'ennemi, car nous avons tant de parents & de chers amis parmi eux que nous autres pauvres vieux seraient exposés de voir se rouvrir de nouveau notre grand deuil à peine cicatrisé[5] !
Vous savez sans doute par Charles que MM. Stoecklin[6] & Galland ont conduit leurs familles en Suisse au Village d'Auvernier près Neuchâtel où reste la mère de M. Galland ; Ces Dames ont quitté leur foyer à grands regrets, mais il y a une quinzaine de jours il y avait une telle panique dans toute l'Alsace que beaucoup de familles se sont expatriées ; D'après les lettres de Madame Stoecklin elles sont simplement mais très tranquillement installées à Auvernier, & ce qui les console souvent, c'est le babillage de la petite Jeanne[7] qui leur parle des Prussiens Sans Savoir ce que c'est, ce qui les distrait Souvent ; maintenant la famille Stoecklin est encore bien tourmentée à cause du fils qui d'un moment à l'autre sera appelé d’un jour à l’autre pour la garde mobile ; quant à M. Gibert il s'est fait remplacer & l'on a remis son mariage jusqu'après la guerre ! ce qui probablement rendra Mademoiselle Anna[8] furieuse contre les Prussiens !
Il ne se passe pas un jour que ma femme & moi ne parlions de vous, de vos chères Enfants[9] & de tout votre famille, car chaque jour je lui répète les nouvelles que Charles me communique & vous ne sauriez croire combien nous avons le temps long après vous ; ce n'est vraiment que la consolation de vous savoir en cas d’événements en plus grande sûreté à Paris qu'ici qui nous rend cette séparation plus supportable ! quant à Charles, je vous assure que malgré les tracas & Soucis de toutes espèces il fait très bonne contenance & fait surtout preuve d'une très grande énergie pour parer à toutes les difficultés qui se présentent à lui en sa double qualité de Maire & d'Industriel ! je voudrais seulement, qu'après avoir passé des journées aussi laborieuses il puisse au moins passer ses Soirées près de vous & entouré de ses chers Enfants ! mais avec l'aide de Dieu ces beaux jours ne tarderont pas trop à luire pour lui, & avec < > jouir aussi un peu, car vous ne sauriez croire combien il me tarde d'entendre au-dessus de ma place du Bureau les pas cadencés de votre démarche ainsi que les bonds & les sauts de nos deux chères Biches !
Je pense que Charles vous aura déjà dit que nos voitures reviennent le plus souvent à vide de Mulhouse, que nous ne travaillons que quatre jours par Semaine, mais je vous avoue franchement qu'on se fait petit à petit à cette position critique dans l'espoir qu'un succès marquant de notre armée nous amène un changement quelconque pour épargner de plus grands malheurs, surtout celui de voir notre pauvre Alsace annexée à la Prusse, car dans ce cas, notre Industrie serait ruinée de fond en comble, & nous espérons que toute la France se réunira comme un seul homme pour nous défendre comme elle se réunit déjà à présent pour défendre sa capitale ! Qu'on nous impose telle indemnité de guerre qu'on voudra à payer au vainqueur s'il il y a lieu, nous y consentons à les payer en Alsace, & je souscris à cet effet pour mon compte à payer tout le durant de ma vie le double de contributions que je paye à présent, mais au nom du Ciel ne souffrez pas qu'on nous détache de notre chère patrie, car nous aimerions autant mourir de Suite !
J'espère que bientôt nous aurons de meilleures nouvelles à nous communiquer ; Veuillez en attendant présenter nos affections à votre chère famille[10], & recevoir l'assurance de nos sentiments les plus sympathiques.
G. Heuchel
On vient de me dire que M. Buffet doit faire au nom des Députés de l'Alsace & des Vosges une démarche près du Gouvernement pour exiger qu'il ne sera pas parlé de paix tant qu'un seul Prussien sera sur le territoire Français ! Bravos ! c'est là le vœux de nous tous ! vive Buffet !
Nous comptons beaucoup sur la garde Nationale de Paris ; elle sauvera d’abord la capitale & le pays après, car nous avons besoin de débarrasser le pays de bien des gens ! la leçon est cette fois-ci trop terrible, & je pense qu'on en profitera avec sagesse !!
Notes
- ↑ Charles Mertzdorff.
- ↑ Julien Desnoyers.
- ↑ Jules Desnoyers et son épouse Jeanne Target.
- ↑ Elisabeth Schirmer, épouse de Georges Heuchel.
- ↑ Ils ont perdu début 1870 leur fils Georges Léon Heuchel et son épouse Elisa Madelaine Stoecklin.
- ↑ Probablement Jean Stoecklin, époux d’Elisa Heuchel et père d’Elisa Madelaine.
- ↑ Jeanne Heuchel, fille orpheline de Georges Léon et Elisa Madelaine Stoecklin.
- ↑ Possiblement Anne Stoecklin.
- ↑ Marie et Emilie Mertzdorff.
- ↑ La famille Desnoyers.
Notice bibliographique
D’après l’original.
Pour citer cette page
« Dimanche 21 août 1870 (D). Lettre de Georges Heuchel (Vieux-Thann) à sa nièce Eugénie Desnoyers, épouse de Charles Mertzdorff (Paris) », Une correspondance familiale (D. Poublan et C. Dauphin eds.), https://lettresfamiliales.ehess.fr/w/index.php?title=Dimanche_21_ao%C3%BBt_1870_(D)&oldid=51768 (accédée le 22 décembre 2024).
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