Dimanche 13 octobre 1878

De Une correspondance familiale


Lettre de Paule Arnould (Paris) à son amie Marie Mertzdorff (Paris)

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13 Octobre 1878.

Nous sommes arrivés, il y a eu hier huit jours, ma Marie chérie, et j’ai essayé d’aller embrasser ta chère Tante[1] Mardi ; juge de ma déception, elle revenait de Launay le lendemain ! Père[2] qui savait mon désir d’aller parler de vous avec elle, a satisfait trop vite mon souhait. Maintenant, me voilà clouée dans ma chambre avec mon genou malade, j’en ai souffert pendant toutes les vacances, et surtout depuis que je suis revenue ; on ne me laisse plus sortir, et on a fait venir hier un des médecins que j’ai consultés cet été. Il ne m’ordonne pas heureusement le repos du lit, mais Père veut que je me ménage ; il est certain que je vais un peu mieux depuis que je ne sors pas, que j’ai toujours la jambe étendue, que je me fais presque complètement servir par ceux qui m’entourent. Tu peux juger si ce dernier point me fait plaisir, et si je suis contente, moi, ordinairement, personne inutile, d’être maintenant la peine et l’embarras de tout le monde. Sait-tu alors ce que je fais pour n’être pas trop mécontente ? Je pense à ceux que j’aime le plus, je pense à ceux qui souffrent surtout, soit dans leur corps, soit dans leur cœur, soit dans leur âme. Je fais tâche de suivre la recommandation qu’on me donnait, il y a quelques jours : faire tout ce qu’on peut, offrir ce qu’on ne peut pas faire pour y suppléer, et de l’offrir pour ceux qu’on aime. Enfin unir sa volonté à celle de Dieu. Mais, mon Amie chérie, moi qui rêvais une vie active pour les autres quand j’aurais amassé tout ce que je pouvais, je me trouve maintenant incapable de me suffire ; et l’avenir me paraît un peu sombre, je ne me sentais pas faite pour autre chose que pour être l’instrument des autres, et il faudra peut-être que les autres soient mes instruments ; et je ne pourrai que souffrir pour eux.
Oh ! mon Amie chérie, si tu savais alors combien je suis peinée et effrayée de moi-même. Je suis si pauvre au fond. Tu dis que tu voudrais me ressembler ? mais, sais-tu, ma pauvre Marie, que tu ne serais pas bien riche, si tu n’avais que ce que je possède moi-même, et tu ne te doutes pas que c’est toi qui es mon modèle ; j’en ai plusieurs mais il y a de tes qualités que je désire plus que toutes les autres. Ne dis donc pas qu’il y a tant de différences entre nous, tu me ferais de la peine, car tu ne me connaîtrais pas assez ; dis plutôt qu’il faut que nous nous aidions l’une l’autre à devenir meilleures, que nous prenions l’une dans l’autre ce qui a de bon, et que nous prions bien l’une pour l’autre. Il me semble, ma chérie Marie, que nous nous aimerons de plus en plus, quoique ce soit déjà beaucoup, n’est-ce pas ? Je me laisse aller à causer avec toi, parce que je sens que tu comprends ce que je te dis, autant que c’est raisonnable, du moins, car ce n’est pas très raisonnable de rêver à l’avenir, et de n’être pas seulement au présent me remettant toute à la Providence de Dieu pour l’avenir. Nous sommes si sûres que le bon Dieu nous mettra là où nous devons être, non pas peut-être là où nous désirerions, là où nous croyons mieux faire, mais là où nous ferons plus de bien aux autres, ou peut-être à nous-mêmes.

J’ai repris mon cours avec grande joie, et j’ai vu qu’en me mettant bien au travail, je m’y retrouvais tout de même. Je suis sûre, ma chère Marie, que pour toi, tu ne dois t’y mettre que par [bribes], et c’est aussi fatigant qu’ennuyeux, je trouve, à moins qu’il ne s’agisse d’une lecture. Moi, aussi, je voudrais bien t’avoir pour travailler avec moi, mais je suis sûre que tu en sauras finalement bien autant que moi, j’apprends et j’oublie tant ; on cherche à m’en consoler en me répétant que la plus grande partie de ce qu’on apprend, ne sert, comme la nourriture corporelle, qu’à développer l’intelligence sans laisser de traces visibles.

Mais je m’aperçoit que je ne parle que de moi, et que j’ai fait l’affreuse omission de ne pas te remercier de ta chère lettre pour mes dix-neuf ans ; et pourtant, ma petite Marie, si je pouvais te dire combien, combien j’ai été touchée que vous vous soyez souvenues de cette date, je ne savais même pas que vous la sussiez. Ensuite, j’ai été si ravie que tu m’aies si bien mise au courant de ce que vous faites, je jouis tant de vous aimer et de penser à vous. Mais, ma Chérie, sais-tu que, dans de moment, tu es bien plus utile que moi, tu es si précieuse à ton cher Père[3] qui a tant besoin de vous[4]. Et moi, je vous [ ] Mathilde[5] qui était à mon âge… Mais quelle déraison de vouloir peser ces choses-là, je te dirai à l’occasion quels vœux Henriette[6] m’envoyait pour mes dix-neuf ans. Mais impossible d’écrire, je n’y vois plus, et j’ai coupé ma feuille avant de tourner ma page plus que de raison. Je te charge d’embrasser tendrement ma chère Emilie, rappelle-moi aussi au souvenir de ton Père et de ta bonne-Maman[7]. Toi, mon Amie chérie, je t’envoie mes meilleures tendresses, je serai bien heureuse quand j’embrasserai ta chère Tante, et quand je te verrai.

Bien à toi,
Paule.


Notes

  1. Aglaé Desnoyers, épouse d’Alphonse Milne-Edwards.
  2. Edmond Arnould.
  3. Charles Mertzdorff.
  4. Marie et sa sœur Emilie Mertzdorff.
  5. Mathilde Arnould, sœur de Paule.
  6. Leur amie Henriette Baudrillart ?
  7. Félicité Duméril, épouse de Louis Daniel Constant Duméril.

Notice bibliographique

D’après l’original

Pour citer cette page

« Dimanche 13 octobre 1878. Lettre de Paule Arnould (Paris) à son amie Marie Mertzdorff (Paris) », Une correspondance familiale (D. Poublan et C. Dauphin eds.), https://lettresfamiliales.ehess.fr/w/index.php?title=Dimanche_13_octobre_1878&oldid=39341 (accédée le 8 décembre 2024).

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