1831 – Journal de voyage en Belgique d’après les lettres d’Auguste Duméril à son frère Louis Daniel Constant

De Une correspondance familiale

Amiens.

Parti, avec mon cousin Auguste[1], pour Lille, le 11 Août 1831, nous nous arrêtâmes à Amiens, et descendîmes chez mon oncle[2], qui nous engagea à rester auprès de lui trois jours.

Auguste Verrier.

Les rapports avec lui ne sont pas faciles : on se fatigue à parler haut : aussi, le temps nous eût-il paru un peu long, et l’ennui nous eût sans doute gagné, si nous n’avions eu pour société un jeune homme, à peu près de notre âge, filleul de mon oncle Désarbret.

Hortillonnages.

Nous avons fait plusieurs promenades, avec ce jeune Verrier. En bateau, et ramant nous-mêmes, nous avons été aux Hortillonnages, charmante promenade qui se compose d’un grand nombre de petits canaux, dont les bords sont cultivés, et fournissent une grande quantité de légumes. La Hotoie, belle promenade de la ville ; le Jardin des Plantes, joli, par sa position, et embelli, par un bras de rivière, qui le traverse, ont été le but d’autres courses.

Cathédrale.

Nous avons visité la cathédrale, dans tous ses détails[3] (Elle a été bâtie en 68 ans. Elle a 418 pieds de longueur, et 185 de largeur. La hauteur, depuis le sol jusqu’au toit, est de 402 pieds. Une cloche pèse 1500 livres, l’autre 1200. Il faut monter 316 marches pour arriver au clocher, qui, depuis le toit jusqu’à la croix, a 201 p. de haut : la croix a 36 p. en hauteur). Cette visite, je l’avais déjà faite, mais il y a bien longtemps, et il ne m’était pas resté une idée nette de cet admirable monument.

Visite à Saleux'[4].

Le dimanche, M. Duval[5] voulait nous avoir à dîner, à sa campagne : nous le désirions aussi, mais mon oncle, qui n’aime guère les Duval, ne se souciait pas de nous y laisser aller, aussi, avait-il eu soin de nous inviter, pour ce jour-là, chez le père de son filleul, et nous ne pûmes, à notre grand regret, qu’aller faire une visite aux dames Duval, à leur campagne, nommée Saleux, qui est charmante, et où j’ai passé trois ou quatre jours, à mon retour.

Lille.

Le lundi matin, nous nous mîmes en route pour Lille. Auguste était bien satisfait, et impatient de revoir ses parents[6]. Cette journée, qui nous était nécessaire, pour nous rendre d’Amiens à Lille, nous parut un peu longue, car la route n’offre rien de bien remarquable.

Nous fûmes reçus à bras ouverts, par la bonne famille de mon oncle Auguste, dont je ne connaissais bien que trois membres : le père et les deux aînés : quant à ma tante, et au plus jeune, de ses enfants, la petite Eugénie, âgée de 11 ans, je n’en avais conservé aucun souvenir. On me témoigna beaucoup d’amitié : je fus touché des bontés de mon oncle et de ma tante, qui me traitaient comme un de leurs enfants.

Vie menée à Lille.

Là, je n’ai pas mené la vie d’un jeune voyageur, curieux de tout voir et de tout connaître : je me trouvais bien, dans la maison ; je trouvai du plaisir dans la conversation avec ma tante et ses enfants : aussi, soit peut-être, il est vrai, à cause d’une pluie assez continuelle, ou plutôt encore, à cause d’une certaine paresse, il m’est arrivé deux ou trois fois, de ne pas sortir de la journée. Ne croie pas cependant que je n’aie rien vu ; mais, au reste, dans Lille même, il n’y a, pour ainsi dire, rien de remarquable.

Aspect de la ville.

C’est une belle ville, en général, bien construite, dont les rues sont larges et fort droites, dont quelques-unes sont garnies d’un assez grand nombre de beaux et riches magasins, mais qu’aucun beau monument ne décore : on n’y voit aucune belle église, aucun reste d’antiquité, digne de fixer l’attention.

Porte de Paris.

La porte de Paris seule, brille, et offre un fort bel aspect[7].

La Citadelle.

La citadelle[8] est très grande, et au centre, sont deux sources d’eau minérale, qui ont un léger goût de fer : les soldats la boivent, quoique un peu laxative.

Salle de Spectacle.

La salle de spectacle est petite, mais assez jolie : elle est dans le genre de celle du Vaudeville[9], mais en mieux, en tant que cette dernière a grand besoin d’être restaurée, et que celle de Lille est assez fraîche.

Raffinerie de sucre.

J’ai visité une raffinerie de sucre, fort belle, appartenant à un M. Bernard[10], laquelle visite m’a beaucoup intéressé. Quant aux environs, rien de bien particulier : d’un côté, cependant, il y a un joli but de promenade : c’est un village appelé Wambrechies[11], distant de la ville d’une lieue, auquel on arrive par de jolis chemins, en suivant la Deule, petite rivière qui traverse une partie de la ville, et dont les rives, de ce côté, sont bordées de bois. Lille a de l’eau en assez grande quantité, car de petits canaux non navigables, mais servant à faire aller des machines, traversent la ville, en tous sens. Au bout du jardin de mon oncle, est un petit pavillon, frais et tranquille, où l’on est délicieusement, pour lire, dont le pied est baigné par un de ces canaux, que traversent souvent de beaux cygnes, appartenant à la ville. Nous restâmes quinze jours chez mon oncle, pendant lesquels nous fûmes fort heureux : Auguste, cela se conçoit sans peine : il revoyait ses parents, que, jusqu’à l’âge de 18 ans, il n’avait jamais quittés, et dont il venait de vivre éloigné une année tout entière, et moi, j’étais heureux, de l’amitié qu’on me témoignait, du plaisir que m’offrait sans cesse l’agréable société de mon cousin et de toute sa famille, et de la perspective du voyage que nous allions entreprendre.

Fournay.

Le dimanche 28 Août, nous partîmes avec mon oncle, Auguste et moi, pour la Belgique. Fournay n’est éloigné que de 6 lieues de Lille, et nous y arrivâmes vers dix heures.

Ici, on commence déjà à s’apercevoir que les Espagnols ont longtemps habité la Belgique : l’on voit déjà des maisons construites à leur mode, avec un devant en pignon.

Cette construction bizarre se retrouve beaucoup plus fréquemment encore dans d’autres villes Belges.

Fournay est une ville grande, forte, bien bâtie, comme le sont, en général, celles de ce pays-là, mais excessivement déserte : elle est au moins aussi vaste que Lille, et a deux tiers d’habitants de moins : c’est-à-dire, 20 000 âmes, contre 60 000 qui peuplent Lille. On y voit de belles églises, qui, comme toutes celles de la Belgique, en général, sont très proprement tenues, et richement ornées, car les Belges sont extrêmement religieux : nous avons pu en juger par l’énorme quantité de fidèles, qui venaient dans les temples, assister au service divin. La cathédrale offre une particularité assez remarquable : elle a sept clochers, dont deux, sont plus petits que les autres, et cinq, n’ont pas de cloches. Ici, nous avons commencé à voir des arbres de la liberté : il en est de même dans toutes les autres villes. Fournay a de belles places, surtout une triangulaire énorme, mais les passants s’y cherchent.

Il y existe des restes d’antiquité : au premier rang, sont ces maisons Espagnoles, que l’on rencontre en si grand nombre ; puis de vieux ponts, à galeries sombres, situées sur la chaussée, et qui remontent à je ne sais quelle époque. Nous n’avons pu visiter la citadelle, dont l’entrée est interdite aux curieux. Le parc, qui sert de promenade, n’est pas d’une grande étendue, mais il est assez joli, et le jardin de botanique, dont les proportions sont à peu près semblables, n’a rien de saillant ; mais un bâtiment, placé en face de l’entrée du parc, et qui fait une sorte monument : c’est une salle de concert, dont la façade, qui est une demi-circonférence convexe, est soutenue par des colonnes. Les quais sont assez beaux. Nous sommes restés toute une journée dans cette ville, peu gaie, et, vers la fin du jour, nous avons éprouvé un peu d’ennui : il n’y avait pas de troupe d’acteurs, et nous allâmes nous coucher de bonne heure.

Le lendemain, nous prîmes la voiture venant de Lille, et allant à Bruxelles. La route est fort belle : on rencontre de beaux points de vue, et quoique une journée nous eût suffi, nous étions déjà fatigués de la voiture : aussi, le soir, fûmes-nous fort contents d’arriver. Nous avons traversé plusieurs villes, telles que Leuze[12], Ath, Enghien, Hal, qui nous ont paru fort bien bâties, mais nous n’avons pu les visiter.

Bruxelles.

Nous ne connaissions personne à Bruxelles, et nous nous établîmes dans un hôtel, où nous fûmes fort bien.

Nous voici dans une capitale, et l’on s’en aperçoit bien vite, au mouvement de la ville, aux magasins de toute espèce, qui brillent aux yeux des passants. Bruxelles nous a paru très animé : on dit cependant qu’il a déchu de sa gloire, et qu’il est bien loin de sa splendeur des temps heureux, alors qu’une révolution[13] n’était pas encore venue apporter le trouble et la tristesse, et n’avait pas fait fuir, par la crainte qui l’accompagnait, les habitants riches de Bruxelles, dont, à leurs yeux, la vie et les biens semblaient menacés. Quoiqu’il en soit, c’est encore une charmante ville, dont le séjour doit être infiniment agréable, et je conçois qu’on puisse l’appeler un petit Paris.

Position de la ville.

Bruxelles n’offre point un aspect régulier : ce n’est pas une de ces villes, dont toutes les rues sont planes, au milieu desquelles aucun accident de terrain ne vient jeter de la diversité : il est, au contraire, sur le penchant d’un coteau : il existe dans le quartier haut et le quartier bas. Le premier est le plus beau : c’est là qu’est le palais du roi. Une longue rue, très marchande, qui traverse la ville, d’un bout à l’autre, de bas en haut, et qui est assez fatigante à parcourir, conduit à un emplacement magnifique : c’est la place Royale.

Place Royale[14].

Elle est carrée, et bâtie régulièrement. Quoique plus petite que la place Vendôme, elle me plaît peut-être davantage, abstraction faite de l’admirable colonne, car ce n’est pas ce cercle immense de maisons noires et désertes, mais des bâtiments gais et habités, séparés par des arcades. En sortant de cette place, on trouve, d’un côté, le Parc, très beau jardin, que l’on peut comparer aux Tuileries : il est planté d’allées droites, et la mode anglaise s’y fait aussi sentir, car en quelques endroits, ce n’est plus la triste uniformité des arbres taillés artistement, mais ce sont des vallons, des collines, et de petits bouquets de bois. Le monde fashionable, pour me servir du mot anglais, maintenant passé dans notre langue, va, dans le milieu du jour, s’y promener, comme nos dandys parisiens, aux Tuileries.

Palais des Etats Généraux'[15].

A l’un des bouts de ce parc, que, de tous les côtés, de belles rues, bien bâties, et généralement, Bruxelles est fort bien construit, à l’un de ses bouts, dis-je, se trouve le palais des Etats généraux. Il a une entrée, aussi noble et aussi riche, que celle de la chambre des pairs, dans le palais du Luxembourg, mais les salles de réunions sont petites, et nous n’avons pas bien pu juger de ce qu’elles sont, à l’époque des sessions, car on y travaillait, et elles étaient toutes démeublées. Les murs ont un peu souffert : les balles et les boulets les ont ébréchés, en plusieurs endroits, et les maisons environnantes, n’ont pas non plus été épargnées.

Palais du Roi d’Orange et du Prince d’Orange.

De l’autre côté du parc, et en face des états généraux, est le palais du roi, que nous n’avons pas visité, mais près de là, est un autre palais[16], dont la façade n’est pas très remarquable : il est digne cependant d’être vu : l’intérieur en est magnifique : c’est celui du prince d’Orange, fils du roi Guillaume[17]. Nous l’avons examiné dans tous ses détails : il est d’une richesse et d’une magnificence extrêmes. On y voit des meubles précieux, des tableaux des plus grands maîtres, tant flamands qu’étrangers, tels que Van Dyck, Rubens, Raphaël, Albane[18]. Les parquets, formés de bois incrustés comme des mosaïques, représentant, ou des faisceaux d’armes, ainsi qu’on le voit dans la salle de bal, ou des dessins réguliers comme dans les autres pièces, sont admirables. Tout est neuf, dans ce palais : un an s’est à peine écoulé, depuis le jour où il a été prêt à recevoir ses hôtes, et après quelques mois d’un séjour délicieux, il leur a fallu fuir, et déserter cette superbe résidence.

Particularité tenant à l’inégalité du terrain.

En revenant sur la place Royale, et en la quittant par le côté opposé à celui où se trouve le parc, on trouve une rue qui descend un peu, et après quelques instants de marche, on arrive au-dessus d’une autre rue, située, par rapport à celle sur laquelle on est, comme une rivière sous un pont ; de la rue supérieure : un escalier conduit à l’inférieure.

Hôtel de ville.

Comme reste d’antiquité, nous avons vu à Bruxelles, un assez beau monument : l’Hôtel de Ville, bâti malheureusement avec peu de régularité[19].

Place des Sablons et St Michel.

Il existe dans la ville quelques autres places : celle des Sablons, par exemple, et celle de St Michel, entourée de bâtiments réguliers, et plantée d’arbres. C’est maintenant la place des Martyrs : on y a enterré les victimes de la révolution[20]. Là, au moins, on ne néglige pas les restes de ceux qui ont travaillé à reconquérir la liberté : on ne laisse pas les tombeaux se dégrader, comme ceux du Louvre, mais on a mis, sur cette place, dans des barrières, des arbres, envoyés par les communes environnantes, et on en a fait une sorte de jardin, cultivé avec un très grand soin. Mais qu’il doit être triste maintenant d’habiter là, au-dessus de ce cimetière, qui rappelle tant de tristes souvenirs.

Boulevards, quais et port.

Les boulevards de la ville sont très beaux, bien plantés et garnis de jolies maisons : ils offrent pourtant, en certains endroits, du côté de la porte de Louvain, par exemple, un aspect extrêmement triste, car l’on voit des maisons très belles, dit-on, avant la révolution, maintenant, ou incendiées, ou à moitié détruites, par les projectiles que lançaient les bouches à feu des Hollandais, et même des Belges : ceux-ci mettaient le feu aux maisons habitées par des Hollandais, ou par des hommes, dont les opinions orangistes étaient bien connues.

Les quais et le port sont assez beaux, ainsi que le canal, servant de communication entre Bruxelles et Anvers, mais on n’y voit point de mouvement : le commerce est tellement mort, depuis un an, dans ce malheureux pays.

Hospices pour les vieillards.

Nous avons visité un bâtiment, construit depuis peu de temps. C’est un hospice, consacré aux vieillards. Il a été conçu d’après un vaste plan. Les salles sont immenses : tout est admirablement tenu, avec une propreté exquise : la nourriture est bonne : on fournit un trousseau à chaque habitant : tout ce qui est nécessaire et commode s’y rencontre : en vérité, les hommes et les femmes de 75 ans, âge exigé, qui entrent dans cet hospice, deviennent d’heureux personnages. Mon oncle Auguste qui s’est longtemps occupé d’administration, en ce genre, et qui sait ce qu’on doit y rencontrer, pour qu’elles soient bien, a donné à celle-là les plus grands éloges.

Musées de tableaux et d’objets d’histoire naturelle.

Les Bruxellois ont un musée de tableaux peu riche : ils possèdent cependant un assez grand nombre de morceaux fort remarquables : de Rubens, et d’autres peintres flamands, mais voilà tout. En histoire naturelle, ils sont mieux montés : on peut fort bien voir leurs galeries, après avoir visité celles de Paris, qui sont si riches.

Jardin botanique.

Ils ont aussi un jardin botanique, planté irrégulièrement, et que je trouve, en quelque sorte, plus joli, s’il faut l’avouer, que celui de Paris. Ce qui l’embellit surtout, c’est une rivière, par laquelle il est traversé, et dont les bords sont plantés de saules, et de saules pleureurs. Il est fort grand. Les serres, qui forment un très vaste bâtiment régulier, sont magnifiques. Des boulevards, on domine sur le jardin, qui est plus bas.

Manneken Pis.

Puisque je parle des monuments de Bruxelles, je ne dois pas passer sous silence Manneken Pis, fontaine, représentant un enfant tout jeune, pissant (qu’on me passe l’expression nécessaire, pour faire comprendre la chose) un filet d’eau, dans un grand bassin, placé dessous. Cette petite statuette, qui, je crois, a été changée, passait pour un petit chef d’œuvre de sculpture.

Théâtre.

Les trois soirées, que nous avons passées à Bruxelles, ont été fort agréables : nous sommes allés au spectacle. La salle est grande, assez belle, mais triste : la troupe était très bonne, et nous avons eu beaucoup de plaisir.

Châteaux de Tervuren et de Laeken.

Nous avons été visiter le château de Tervuren, distant de la ville de deux lieues et demie. Il est fort beau, mais on voit que c’était pour le prince d’Orange seulement un château de plaisance, car il est beaucoup moins riche que celui de la ville. Nous n’avons pas été au palais de Laeken, éloigné de la ville, de quelques lieues, et que l’on dit être très remarquable, par les magnifiques points de vue que l’on y découvre. Nous sommes donc restés trois jours pleins à Bruxelles, après avoir visité tout ce qui méritait de fixer l’attention de voyageurs, dont le séjour dans cette ville ne devait pas être long.

Alost. M. Cumont et sa famille.

Nous en sommes partis le vendredi 2 Septembre, pour Alost, où nous arrivâmes à midi. Nous descendîmes chez M. Cumont frère cadet de ma tante Auguste[21]. Il nous reçut fort bien, me témoigna beaucoup d’amitié, quoique je ne le connusse qu’à peine : je ne l’avais vu que pendant quelques heures, à Lille, huit jours avant notre départ pour la Belgique. Il est marié et a quatre enfants, qui ne sont pas tous également gentils, mais qui sont fort bien élevés.

Alost est une petite ville, à 6 lieues de Bruxelles, qui ne compte que 12 000 habitants. Elle n’offre rien de remarquable, et est assez triste. On voulait faire des politesses à mon oncle, et nous avons été obligés de passer, dans ce petit endroit, la moitié de la journée de vendredi, celle du samedi, et la plus grande partie du dimanche, car nous sommes partis, à cinq heures du soir, pour Gand. J’aurais bien mieux aimé que nous fussions moins longtemps chez M. Cumont, et fussions allés à Anvers, par Louvain et Malines. D’Anvers, nous nous serions dirigés sur Gand : notre route n’eût presque pas été allongée, et nous aurions passé dans des villes dignes d’être vues.

Gand.

D’Alost à Gand, la distance n’est que de 6 lieues, et nous y arrivâmes vers huit heures du soir. Ici, nous sommes descendus à l’hôtel. Le lundi matin, nous nous mîmes à parcourir la ville, témoignage frappant de l’ancienne domination des Espagnols, dans les Pays-Bas.

Vieux monuments.

Dans aucune autre ville, nous n’avons vu autant de vieux monuments, et de maisons construites à la mode espagnole.

Hôtel de ville.

L’Hôtel de ville, par exemple, élevé à l’époque où ce pays faisait partie des états du roi de la péninsule, offre des morceaux d’architecture mauresque, d’une grâce et d’une élégance infinies. De l’autre côté, malheureusement, on a voulu le rendre plus moderne, et quoique l’on ait adopté un beau genre d’architecture, on n’a fait, selon moi, que gâter ce qui n’avait nul besoin de changement[22].

Anéantissement de la prospérité de Gand.

La ville est grande, et a une soixante de milliers d’habitants : ce nombre considérable tient au commerce immense qui s’y faisait, avant la révolution. On affluait là, de toutes les parties de la Belgique, comme dans un lieu où l’on ne pouvait manquer de gagner. Mais que les temps sont changés ! De soixante et dix manufactures qui marchaient à Gand[23], il y a deux ans à peine, quelques unes seulement, grâces aux fonds immenses de leurs chefs, ont pu se soutenir, et qu’il nous a paru triste de voir la vaste place d’Armes, couverte d’ouvriers sans travail. C’était un pénible spectacle, que celui de cette foule d’hommes tombés, faute de travail, dans la plus profonde misère.

Places.

Gand est renommé pour la quantité de places dont il est orné : nous en avons vu, en effet, un grand nombre, qui nous ont semblé fort belles.

Antiquités. Palais de Charles Quint.

En fait d’antiquités, voici ce que nous avons remarqué. Le palais de Charles Quint, qui n’offre plus que deux tourelles, à son entrée, et quelques galeries obscures : Les ruines sont habitées par des gens de la classe pauvre.

St Bavon.

Le second monument est l’église souterraine de St Bavon, construite dans le huitième siècle. Elle se trouve maintenant sous terre, parce qu’on a élevé le niveau de la rue, mais ce que je ne conçois pas bien, c’est que cette église, depuis le bas jusqu’au haut de la nef, n’a pas plus de dix pieds. Au-dessus de cette église, il en est une autre, construite plus tard, et aussi, sous le patronage de St Bavon. Elle est très riche, en tableaux rares, et fort beaux, de Rubens[24], et de son maître Otto Venius[25], et du maître de ce dernier. L’ancienneté de ces tableaux ajoute beaucoup à leur valeur. Elle possède aussi de très belles statues en marbre, couchées ou agenouillées, des évêques de Gand. On y voit aussi des chandeliers de cuivre, haut de 15 à 16 pieds, qui ont servi, dit-on, au sacre de Charles d’Angleterre.

Université.

Mais ce qu’il y a, sans contredit, de plus beau, à Gand, c’est l’Université, bâtiment où se font les cours publics. Le vestibule, l’escalier et la salle ronde, disposée en amphithéâtre, où se soutiennent les thèses, se subissent les examens, et où se distribuent les prix, ont quelque chose de grandiose, de majestueux et d’imposant. Le marbre, ni l’acajou, n’y sont épargnés. Les amphithéâtres, où se font les cours, sont, à ce qu’il paraît, très vastes, mais fort ordinaires. Il est malheureux que ce bâtiment, si grand et si beau, dont le frontispice est orné de colonnes, soit au milieu d’une rue, et enclavé, au milieu des maisons. On a cependant, dit-on, l’intention de le dégager, et de former une place autour.

Citadelle.

La Citadelle, non encore achevée, mais qui ne devait pas tarder à l’être, nous a ouvert ses portes, quoiqu’elle ne fût visitée par personne. Nous dûmes cette faveur au capitaine du génie, chargé des travaux, qui, s’étant trouvé avec nous, à table d’hôte, à Bruxelles, et ayant beaucoup causé avec mon oncle, nous avait offert un laisser-passer, que nous acceptâmes, et nous en fûmes fort aises, après l’avoir vue, car elle est grande, très forte, et, autant que je puisse en juger, parfaitement construite. Notre tournée en Belgique dura 10 jours.

Retour à Lille.

Nous revînmes directement de Gand à Lille, et j’éprouvai un grand plaisir à me retrouver chez mon oncle, où j’avais été si bien reçu : ma tante est très bonne, et Félicité aussi. Cette dernière est simple et aimable. Toutes les personnes qui ont eu l’occasion de la voir, pendant le séjour qu’elle fit ici, à l’époque de l’arrivée de son frère à Paris, se sont plu à faire son éloge. Sa petite sœur Eugénie, qui a 11 ans, est une petite fille maligne, qui est loin d’être jolie : elle a la bouche très fendue, et le nez retroussé, mais sa figure est agréable. Félicité, quoique beaucoup mieux que sa sœur, n’est pas, non plus, précisément jolie, mais sa physionomie est charmante. Mon oncle aussi est très bon : il m’a témoigné beaucoup d’estime et d’amitié, et quant à Auguste, mon ami, c’est un excellent garçon, que j’aime de tout mon cœur. J’étais, au milieu de cette bonne famille de Lille, comme à la maison, et je suis très aise d’avoir fait plus ample connaissance avec elle.

A notre retour, le temps a continué à être beau, et nous en avons profité pour nous promener un peu, et une fois, particulièrement, sur l’eau, en ramant nous-mêmes, Auguste et moi.

Foire de Lille.

C’était le moment de la foire, et la ville, quoique déjà très animée, en temps ordinaire, l’était encore bien plus, à ce moment-là. Cette foire se compose de la réunion de marchands de toute espèces, de petits théâtres et de curiosités montrées par des gens, dont les baraques sont établies sur la grande place.

Invitations reçues.

J’ai mangé, quelquefois, chez les sœurs de ma tante, les dames Declercq et Vasseur, et chez son frère, M. Valery Cumont[26]. Toute cette famille est fort bien, et j’ai été on ne peut plus sensible à l’accueil amical qu’on m’a fait, dans ces trois maisons, et chez un M. Parvillez[27], avec lequel mon oncle est assez lié.

Départ de Lille.

Je restai une dizaine de jours à Lille, et je partis, le 15 ou le 16, avec Auguste, pour St Omer.

Cassel.

A six lieues de Lille, nous arrivâmes à Cassel, triste ville, petite, qui n’offre rien de remarquable, si ce n’est que, bâtie sur une hauteur, elle permet de voir au loin. La vue est admirable. Malheureusement nous ne sommes restés sur le mont, d’où l’on voit, tout autour de la ville, jusqu’à quinze lieues ; nous ne sommes restés, dis-je, qu’un quart d’heure. Un homme qui est toujours placé là, loue, aux environs, une longue vue, dont nous ne nous sommes pas servis, faute de temps. On voit aussi, à Cassel, les jardins du général Vandamme[28], qu’on dit superbes, tant par leur position, que par des ornements, que leur prêtent des statues, venues d’Italie. Nous n’avons pas eu le temps de les parcourir.

St Omer.

De Lille à St Omer, il n’y a que 14 lieues, et, partis à cinq heures du matin, nous arrivâmes vers une heure. Nous fûmes reçus très affectueusement, et avec beaucoup d’amitié, par mon oncle et ma tante[29], ainsi que par Constant, et toute la nombreuse famille, ainsi composée (Je ne parle pas des deux aînées : Olympe et Clémentine).

Description de la famille Montfleury.

1° Constant, bon garçon, très obligeant, spirituel, ayant toujours quelque chose de plaisant à dire, et faisant la cour à une charmante demoiselle de la ville[30], que j’ai vue, et qui m’a paru, en effet, parfaitement bien : je me suis trouvé, cinq ou six fois avec les frères de cette demoiselle, qui sont des amis intimes de Constant, et si elle leur ressemble, pour le caractère et les manières, la belle de notre cousin doit être tout à fait bien.

2° Thelcide, âgée de 17 ans, jeune personne toute formée, qui n’est pas jolie, mais sa figure est agréable. Elle aide sa mère dans les soins du ménage : elle est la petite maman des enfants.

3° Eléonore, entre 15 et 16 ans. Elle sera très jolie, mais n’est pas bien, dans ce moment, qui est l’époque de sa croissance : elle est grande, et extrêmement maigre. Elle est aussi bien que sa sœur, pour les manières, et partage avec elle les soins du ménage.

4° Félicité, entre 14 et 15 ans. Elle clôt la division des raisonnables : elle est la dernière, de cette partie de la famille, qui se couche à la même heure que mon oncle et ma tante. Elle n’est pas jolie, mais rachète cela, par une agréable physionomie : elle est fort douce, et ressemble en cela, à son homonyme de Lille. Elle va encore en pension, ainsi qu’Eléonore, mais cette dernière cessera bientôt.

5° Montfleury, 12 à 13 ans, petit, pour son âge, peu avancé, n’aimant que fort peu le travail. Il est le factotum de ma tante, son petit jockey : c’est lui, qui fait ses commissions.

6° Léonide, entre 9 et 10 ans, petite fille laide, très vive, et ne manquant pas de moyens, à ce que je crois. Mais elle est un peu fatigante par ses mouvements continuels. Elle, Montfleury, et tous ceux qui viennent après, ne prononcent ni les ch. ni les j., ce qui paraît très singulier chez ceux-ci, qui ne sont plus tout à fait des enfants.

7° Eugène, entre 7 et 8 ans. Celui-ci est le plus sage et le plus tranquille, de la famille, et il travaille bien, à ce qu’il paraît.

8° Alfred, entre 6 et 7 ans. Petit garçon très drôle, par son sérieux habituel, son air pensif, et ses réflexions bizarres : il a des moyens, et travaille bien. Ils vont tous à l’école, même les deux jumeaux.

9° et 10° donc les petits jumeaux Alphonse et Ernest, entre 4 et 4 ans et demi. Ces deux enfants ne se ressemblent, ni pour la figure, ni pour le caractère : Alphonse, le filleul de papa et de maman[31], est très posé et fort tranquille, tandis que l’autre, est extrêmement vif.

Voilà un tableau de toute cette famille, telle que je l’ai jugée, et entre les membres de laquelle il existe une grande union. Elle est parfaitement élevée : tous ces enfants sont sages, et nullement incommodants. A table, où l’on est si nombreux, ils sont tous fort sages. En général, ils sont très caressants. Constant aime beaucoup ses frères et sœurs, et joue souvent avec les petits, qui l’aiment et le respectent.

Aspect de St Omer.

Je ne me rappelais pas plus St Omer, que je ne me souvenais de Lille : c’est une ville assez grande, dont les rues sont assez belles, mais malheureusement peu encombrées par la foule. L’herbe y pousse, en beaucoup d’endroits, comme à Versailles, cette ville de mouvement et de luxe jadis, triste maintenant, et si ce n’étaient les maisons, qu’on prendrait aisément pour une prairie, tant sont rares les promeneurs, dont les pieds écrasent ou détruisent l’herbe, qui pousse entre les pavés. Constant pourtant ne trouve pas la ville triste ; il s’y plaît, dit-il, beaucoup. Il a eu pour nous une extrême complaisance, pendant notre séjour, je dis nous, car Auguste était avec moi.

Pêche.

Il nous a menés à la pêche, exercice auquel je ne m’étais jamais livré, et malgré l’état stationnaire dans lequel il faut rester, et le peu de chances que l’on a d’être heureux, je m’y suis plu : il est vrai que le poisson était assez abondant.

Iles flottantes.

Nous avons été un jour, en bateau, avec Constant, ses trois sœurs aînées, Montfleury, et un autre jeune homme de la ville ; nous avons dirigé notre promenade du côté des fameuses îles flottantes. Elle n’ont rien d’extrêmement curieux : il est cependant assez bizarre de pouvoir voguer sur un amas de terre, de vingt pieds carrés, comme sur une barque. Elles supportent de grands arbres, dont les racines, sans doute, servent à supporter la terre.

Promenades.

Le côté de la ville, par lequel on sort, pour aller aux îles flottantes, est fort joli ; mais ce n’est pas le seul, car, en général, les environs de St Omer sont fort agréables. Un autre jour, nous allâmes du côté du camp, ou, du moins, de l’endroit où l’on en avait établi un, il y a quelques années.

Village de Blandecques.

Nous sommes passés par un petit village charmant, appelé Blandecques, qui offre un aspect délicieux : au milieu, coule une petite rivière assez rapide : les maisons sont séparées par de petits bouquets de bois, sur les bords des saules, et l’eau passe en bouillonnant, car il y a beaucoup de moulins, dont l’aspect contribue infiniment à l’embellissement de ces lieux. Dans les environs, sont de jolis bois, et quelques collines, d’où l’on a une assez belle vue.

Ruines de St Bertin.

La ville, par elle-même, présente quelque chose de fort curieux, et qui m’a paru très remarquable : ce sont les ruines de St Bertin, église fort ancienne, et ravagée en 89. L’architecture en était très belle, et il en reste des morceaux qui sont majestueux[32].

Fabrique de pipes.

On fabrique à St Omer des toiles, mais il existe une sorte d’industrie qui ne se rencontre que peu, ou du moins, que rarement, portée à un si haut point de perfection : je veux parler d’une manufacture de pipes, connue, je crois bien, de presque toutes les parties du monde, où l’on fait usage de tabac à fumer, car elle fait des expéditions très considérables pour la France, et pour l’étranger, ressource inestimable pour les ouvriers de la ville, qui, lorsqu’ils sont sans ouvrage, vont travailler là, sans crainte d’être jamais refusés, tant le débit est immense : depuis la révolution de Juillet 1830, cependant, il me semble, d’après ce qu’on m’a dit, qu’elle a moins d’ouvrage, mais toujours est-il, que le directeur, M. Fiolet[33], eût fait une très belle fortune, s’il avait su amasser.

Une pipe avant d’être prête à servir, doit passer par 5 ou 6 mains.

1° De blocs de terre de pipe, mise dans un état d’humidité convenable, des enfants et des femmes forment avec rapidité quelque chose qui ressemble à une pipe : leurs mains sont les seuls instruments nécessaires pour ce travail grossier.

2° D’autres ouvriers, qui doivent avoir plus d’habileté, qui même, doivent en avoir assez, car ce sont eux qui font le plus difficile, prennent ces pipes grossières, qu’ils mettent dans un moule, lequel donne la forme voulue ; ensuite, et c’est là l’important : ils percent, avec une tige de fer, le tuyau, encore mou ; puis remettent la pipe dans le moule : ils en percent la tête avec un instrument en forme de cône. Aussitôt après cette opération, elles sont mises dans un endroit sec, et assez chaud, où elles doivent prendre une certaine consistance.

3° Les pipes sont alors reprises par des femmes, il ne me semble pas du moins avoir vu d’hommes dans cet atelier, qui, armées d’un silex d’une pierre à fusil, taillée en forme de cylindre, d’un diamètre de deux lignes, peut-être, les polissent, et leur donnent du brillant.

4° Rangées ensuite dans des vases, eux-mêmes en terre de pipe, puis recouvertes d’une feuille de papier, et de cette même terre, réduite en poudre, pour empêcher le contact trop rapide du feu, elles sont exposées dans un four, aux flammes les plus ardentes, pendant 24 heures.

5° Quand elles sont refroidies, d’autres ouvriers s’en emparent et les polissent de nouveau avec des silex. C’est seulement après la cuite, que la terre devient blanche.

6° Enfin on les trempe dans de l’eau de savon légère, qui les empêche de s’attacher aux lèvres, lorsqu’on les met dans la bouche.

On a, dans cette manufacture, curieuse à visiter, des moules de têtes de pipes très jolis, représentant de petites figures fort bien faites. J’en ai acheté une demi douzaine, pour 15 sols.

Bibliothèque de mon oncle Montfleury.

Lorsque nous restions à la maison, nous avions toujours pour nous préserver de l’ennui, difficile à éprouver, lorsqu’on est avec Constant, qui a, en général, le talent de vous amuser, par sa conversation, nous avions, dis-je, la bibliothèque de mon oncle, grand bibliophile, peut-être même bibliomane, qui a un grand nombre d’ouvrages de littérature. C’était un grand plaisir, pour moi et pour Auguste, de passer quelques moments dans cette pièce, la plus gaie de la maison, au milieu des livres.

Nous fûmes parfaitement reçus, par mon oncle et ma tante, qui sont si bons, et tout le reste de la famille, nous a témoigné beaucoup d’amitié. Nous restâmes à St Omer huit ou neuf jours.

Retour de mon cousin Auguste à Lille.

C’est là qu’Auguste et moi nous nous séparâmes : nous étions au 27 septembre, et depuis le 4 ou 5 Août, nous ne nous étions pas quittés un seul jour, pendant cet espace de temps, et ce départ fût un peu pénible pour moi, me trouvant alors seul, loin de Paris, mais il ne pouvait pas rester, plus longtemps, éloigné de Lille, sa mère désirait vivement son retour.

Départ pour Auxi-le-Château.

Ainsi donc, je partis sans lui, le 27 Septembre, pour Auxi-le-Château, où il était aussi attendu. Je pris la diligence de Calais à Paris, qui passe par St Omer : elle me conduisit à Frévent, petite ville, éloignée de trois lieues, à peu près, du bourg, où sont nés nos bons amis Eugène et Alphonse[34]. Là, je trouvai ce dernier, qui m’attendait avec un cheval. J’avais fait un petit paquet de deux chemises, d’un gilet blanc, de deux paires de bas, et d’autant de mouchoirs, ne comptant sur rien d’extraordinaire pendant le court séjour que je devais faire à Auxi, et voulant éviter l’ennui que pourrait causer, à moi, ou à mes hôtes, le transport de ma malle, je ne conservai qu’une vieille redingote de voyage, et fis aller mes effets jusqu’à Amiens. Nous mîmes donc mon petit paquet dans un porte-manteau, attaché à la selle du cheval, et montant dessus alternativement, nous arrivâmes à Auxi-le-Château, et nous avions quitté Frévent à 9 heures.

Auxi-le-Château. Description de la famille Loir.

Dans ce pays tout nouveau, j’étais comme seul, n’y connaissant absolument qu’Alphonse. Mais j’y fis bientôt la connaissance d’une nombreuse famille, car il fallait me présenter chez nos parents : mon cousin me conduisit d’abord dans la maison Loir, qui se compose du père[35], bon homme, carliste, et qui, comme le dirait notre cousin Constant, qui n’a inventé que peu de poudre ; de la mère, femme simple mais qui semble bonne ; d’une fille Loir[36], cependant, qui habite Paris, est le premier de la famille[37] : cette fille aînée, qui a l’air un peu commun, est dans sa vingt et unième année, et n’est pas jolie ; un fils[38], de 19 ans, 5 pieds 6 ou 7 pouces, bon enfant, mais peu spirituel ; une fille[39] de 17 ans, mieux que sa sœur : elle a de beaux yeux, mais elle est malheureusement trop grasse ; vient après, un fils[40] de 16, qui n’est pas mieux doué que son frère Alfred, du côté de l’esprit (ce n’est pas moi seul qui parle ; j’ajoute à mes observations les jugements, portés sur eux tous, par Eugène ou Alphonse) enfin, il y a une petite fille[41] et un petit garçon[42], de 12 et de 10 ans. Il y a en outre deux sœurs aînées, mariées, toutes deux : la moins jeune[43], qui a trente ans passés, a l’air aussi un peu commun ; mais la seconde[44] est jolie, et l’a été, dit-on, encore bien davantage. Voilà donc une famille qui se compose de neuf enfants.

Là, j’ai encore reçu les témoignages de la plus bienveillante amitié : j’étais un peu honteux d’être traité autant en jeune homme d’importance, mais papa est le saint par lequel on jure, et c’est à l’honneur d’être son fils, que j’ai dû cette réception. On a poussé l’obligeance jusqu’à me faire rester un jour de plus que je ne comptais, pour que j’eusse été dîner chez M. Loir, M. Lesturgez et une fois aussi, chez M. Defrance, dont j’étais l’hôte.

Description de la famille Defrance.

Cette dernière famille se compose d’un vieillard, M. Benoit Defrance, âgé de 86 ans, qui sent les années s’appesantir sur lui, mais qui possède encore, à un assez haut degré, ses facultés ; de M. Benoît Defrance, son fils, qui a une expression d’extrême bonté : ce n’est pas un homme qui ait l’air aussi « comme il faut » que ses deux derniers fils, qu’Eugène surtout, mais qui n’en est pas moins un digne et excellent homme ; de M. Benoît Defrance, son fils aîné, bon vivant et bon enfant ; Alphonse, mon ami, et enfin, d’un quatrième Benoît, fils de l’aîné, petit garçon de deux ans. Sa mère est une personne de la campagne, non jolie, peu agréable dans son intérieur. Ici encore, j’ai reçu beaucoup de témoignages d’amitié.

Il ne me reste plus qu’à dire quelques mots de la famille Lesturgez. Mme Defrance, Mme Loir et Mme Lesturgez, étaient sœurs[45] : ceci est l’explication d’un des rameaux de l’arbre généalogique de notre nombreuse famille.

Description de la famille Lesturgez.

M. Lesturgez[46] est notaire, à Auxi, et se tire fort bien de ses fonctions : c’est un excellent homme, seulement un peu bizarre. Sa femme est presque toujours malade : on est obligé de la soigner très fréquemment, aussi, est-elle très faible, et toujours, extrêmement pâle : je m’étonne qu’une personne aussi débile puisse vivre encore. Elle a une fille de 17 ans, qui est fort bien : je l’ai gardée pour la bonne bouche, car c’est réellement une perle, en comparaison de ses cousines : elle a de bonnes manières, l’air infiniment plus distingué que les demoiselles Loir : il est vrai de dire aussi, qu’elle a été en pension à Amiens.

Voilà une énumération complète des membres de notre parenté d’Auxi-le-Château.

Notes

  1. Charles Auguste Duméril.
  2. Joseph Marie Fidèle Duméril, dit Désarbret, frère d’André Marie Constant Duméril.
  3. Cathédrale édifiée à partir de 1220.
  4. Saleux, petite commune du canton de Boves.
  5. Augustin Duval, son épouse Flore Maressal et leur fille cadette Cécile.
  6. Parents de Charles Auguste : Auguste Duméril et Alexandrine Cumont ; ils ont deux autres enfants, Félicité (née en 1810) et Eugénie (née en 1819).
  7. Arc de triomphe édifié en l’honneur de Louis XIV à la fin du XVIIe siècle.
  8. Citadelle réalisée par Vauban.
  9. Construit rue de Chartres à Paris, le Théâtre du Vaudeville donne à partir de 1792 des « petites pièces mêlées de couplets sur des airs connus ». Détruit par un incendie en 1838, le Vaudeville déménage. Il est démoli en 1869. Un nouveau Théâtre du Vaudeville est construit sur le boulevard des Capucines, transformé depuis 1927 en salle de cinéma.
  10. La raffinerie de sucre Bernard se trouve à Marquette-lès-Lille, dans le « Clos de l'Abbaye ».
  11. Wambrechies (orthographié Vanbrochy par le copiste), est une ville située à 7 km au nord de Lille et parcourue par le cours de la Deûle.
  12. Leuze-en-Hainaut.
  13. En 1815, la Belgique est incorporée au royaume des Pays-Bas, mais des différences d’intérêts, de langue et de religion la séparent de la Hollande. Le 25 août 1830, peu après les journées de Juillet en France, Bruxelles se soulève. Les troubles se propagent dans tout le pays et le 27 septembre les troupes gouvernementales sont chassées des provinces du Sud (sauf d’Anvers, Maastricht et Luxembourg). Dès le 25 septembre, un gouvernement provisoire est formé, qui élabore une Constitution et proclame l'indépendance le 4 octobre 1830. Les grandes puissances reconnaissent l’indépendance de la Belgique le 20 janvier 1831. Un prince allemand devient le premier roi des Belges, sous le nom de Léopold Ier, le 21 juillet 1831.
  14. Actuellement : la Grand-Place.
  15. Actuellement : le Palais de la Nation.
  16. Construit en 1823 ; actuellement : palais des Académies.
  17. Guillaume Frédéric d'Orange-Nassau (1772-1843), prince souverain des Pays-Bas de 1813 à 1815 et, de 1815 à 1840 (date de son abdication), roi des Pays-Bas sous le nom de Guillaume Ier, et grand-duc de Luxembourg. Il est fils de Guillaume V Batave, prince d'Orange-Nassau (1748-1806).
  18. Francesco Albani, dit l’Albane (1578-1660), peintre italien, a travaillé avec les Carrache.
  19. Bâtiment gothique des XIIIe et XVe siècles.
  20. Depuis 1838 est installé le monument de Guillaume Geefs dédié aux morts de la révolution.
  21. Jean Charles Cumont, frère d’Alexandrine Cumont (épouse d’Auguste Duméril l’aîné) ; il est marié à Jeannette Declercq.
  22. Une partie de l’hôtel de ville de Gand est gothique (début du XVIe siècle), l’autre plus tardive (début XVIIe) est inspirée de la Renaissance italienne ; une autre façade date du XVIIIe siècle.
  23. Principalement l’industrie textile.
  24. Rubens : Vocation de Saint Bavon (1624).
  25. Otto van Veen dit Otto Venius (1556-1629) est un peintre de l’école flamande, élève à Leyde, sa ville natale, de Isaac-Claesz Swanenburg..
  26. Les dames Declercq et Vasseur sont deux sœurs d’Alexandrine Cumont (épouse d’Auguste Duméril l’aîné) : Césarine (épouse de Guillaume Declercq) et Fidéline (épouse de Théophile Charles Vasseur) ; Valéry est leur jeune frère.
  27. Probablement Jean Baptiste Parvillez, négociant lillois.
  28. Dominique Joseph René Vandamme (né et mort à Cassel, 1770-1830).
  29. Florimond dit Montfleury (l’aîné), frère d’André Marie Constant Duméril, marié en secondes noces à Catherine Schuermans.
  30. Constant Duméril épouse Zénaïde Loisel en 1832.
  31. André Marie Constant Duméril et Alphonsine Delaroche.
  32. Les bâtiments conventuels de l’abbaye gothique de Saint Bertin sont vendus comme biens nationaux (1792) puis l’église abbatiale à des particuliers qui la laissent à l’abandon (1799). En 1811 la ville de Saint-Omer devient propriétaire de l'abbaye et en 1830 la municipalité décide de raser l'abbaye pour donner du travail aux chômeurs. Ce qui reste de la nef de l'église sert à construire le nouvel hôtel de ville. Seule la tour subsiste, les militaires refusant sa démolition pour des questions de sécurité (c'est une tour de guet pour les incendies).
  33. Thomas Fiolet fonde une fabrique de pipes en terre à Saint-Omer en 1763 ; son fils Charles Dominique, maître pipier, et ses descendants, lui succèdent jusqu’en 1921 (on trouve par exemple un Catalogue de la Fabrique de pipes de Mr Louis Fiolet à St-Omer, Département du Pas-de-Calais, 1846). A partir de 1845 (et jusqu’en 1886) les ateliers Duméril, dirigés par Constant (1809-1877) fabriquent également des pipes à Saint-Omer.
  34. Eugène et Alphonse Defrance.
  35. Antoine Loir, époux de Scolastique Leguay.
  36. Flore Loir.
  37. Une erreur du copiste est possible : le fils aîné, Joseph Célestin Loir, semble omis.
  38. Alfred Loir.
  39. Virginie Loir.
  40. Édouard Loir.
  41. Louise Loir.
  42. Adolphe Loir.
  43. Pélagie Scolastique Loir, épouse de Delphin Voisin.
  44. Basilisse Loir, épouse de Norbert Hecquet.
  45. Basilice (1773-1826), Scolastique (1778-1864) et Rosalie (1775-1850) sont trois filles de Louis Leguay et Angélique Duval.
  46. Benoît Lesturgez, époux de Rosalie Leguay.

Notice bibliographique

« Extraits de lettres écrites par moi à Constant, en Octobre et en novembre 1831, à l’âge de 19 ans, sur les voyages que je fis dans le nord de la France et en Belgique, pendant les vacances de cette année-là », dans le livre de copies : Lettres de Monsieur Auguste Duméril, 2ème volume, p. 683-717.


Pour citer cette page

« 1831 – Journal de voyage en Belgique d’après les lettres d’Auguste Duméril à son frère Louis Daniel Constant », Une correspondance familiale (D. Poublan et C. Dauphin eds.), URI: https://lettresfamiliales.ehess.fr/w/index.php?title=1831_%E2%80%93_Journal_de_voyage_en_Belgique_d%E2%80%99apr%C3%A8s_les_lettres_d%E2%80%99Auguste_Dum%C3%A9ril_%C3%A0_son_fr%C3%A8re_Louis_Daniel_Constant&oldid=59255 (accédée le 25 avril 2024).

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