Vendredi 22 décembre 1916

De Une correspondance familiale

Lettre d’Emilie Mertzdorff, épouse de Damas Froissart (Paris) à son fils Louis Froissart (Camp de La Braconne)

original de la lettre 1916-12-22 pages 1-4.jpg original de la lettre 1916-12-22 pages 2-3.jpg


22 Décembre[1]

Mon cher Louis,

Je ne t’ai pas écrit depuis ton départ et je me le reproche. On n’entend parler que de gens revenus de pays envahis ; Mme Degorge et sa fille, Mme Roth Le gentil[2] de la rue Saint-Jean, la fille aînée des Toison (MmeCarlier[3]) ; la femme de Félix Dupont[4] etc. pour parler de Douai. Mais ce qui nous touche plus encore c’est le retour de Mme Maurice Dupont[5]. Nous l’avons appris ce matin, mais elle est si fatiguée que nous n’avons pu la voir. Tu devines la joie de ses enfants. Tu sais que son mari est à Holzminden comme otage, elle va faire des démarches pour que Maurice soit envoyé de ce côté quand il sera renvoyé de Holzminden. Nous commençons à être documentés sur les souffrances de toute sorte que l’on subit dans ces malheureux pays envahis : privations matérielles, privation de nouvelles, vexations de tout genre. On a honte de s’effrayer d’une suppression d’éclairage ou de chauffage quand on voit tout ce dont ces malheureux sont arrivés à se passer. Et ce qu’il y a de plus remarquable c’est le courage qu’ils ont et quelle confiance ils gardent malgré la longueur de leur séquestration. Ils trouvent notre moral très bas par ici, et ils n’ont pas tort. On se croit vraiment en pleine cour du roi Pétaud et ce n’est pas sans une certaine anxiété que l’on attend ce qui doit sortir de ce galimatias. Qui est-ce qui nous gouverne ? sommes-nous seulement gouvernés ? Et pendant ce temps la pluie tombe toujours et continue de détremper le terrain de la Somme, de la Champagne, de la Woëvre… Les bruits les plus saugrenus circulent : un jour c’est du côté de la Suisse que l’on place le péril, un autre jour c’est vers l’Oise, et peut-être le péril le plus pressant dans ce moment est-il dans le Palais qui fait face à la Madeleine. Que ne peut-on en fermer la porte à double tour !

Jacques[6] dit avoir appris officieusement qu’il n’est pas admis mais qu’on lui proposera de faire un deuxième stage d’instruction à Beauvais en ne suivant que les cours de technique automobile qui l’ont fait échouer. Ce serait assez étrange. Il ne pense pas avoir de permission pour Noël. C’est triste de passer la fête de Noël sans un seul de nos garçons ! car le pauvre Michel[7] n’y sera pas non plus. Sa patience doit être bien à l’épreuve. Que de temps de perdu puisque personne ne peut profiter de son inaction !

Je te souhaite une bonne fête de Noël, mon cher petit. Inutile de te dire que tout mon cœur sera avec toi, en me rappelant tant d’heureux Noël où la famille était au complet.

Je t’embrasse très tendrement.

Emy

Nous avons vu passer Henri[8] Lundi se rendant à Dunkerque pour le Conseil Général et Mercredi, retournant à Pont-Sainte-Marie.

Nous n’avons qu’un petit mot très laconique de Pierre[9] toujours très occupé : il s’attendait à être envoyé un peu à l’arrière pour suivre je ne sais quels cours.

J’ai été voir hier ma pauvre amie MmePoinsot[10] dont le fils aîné[11] est décidément tué. Elle m’a dit que son 3e et dernier fils[12] était passé de la Cavalerie dans le Génie et est en ce moment au dépôt du 8e Génie à la Courade près d’Angoulême, est-ce loin de la Braconne ? Je te le signale à tout hasard, il est, je crois, sous-officier.


Notes

  1. Lettre sur papier deuil.
  2. Probablement Marie Antoinette Henriette Albine Flayelle, veuve de Edmond Charles Louis Félix Roth le Gentil ou sa belle-fille Suzanne Dupont, épouse de Charles Edmond Joseph Ignace Roth Le Gentil.
  3. Elisabeth Toison, épouse d’Emile Carlier.
  4. Probablement Valentine Carrelet, épouse de Félix Dupont.
  5. Madeleine Piérart, épouse de Maurice Dupont.
  6. Jacques Froissart, frère de Louis.
  7. Michel Froissart, frère de Louis.
  8. Henri Degroote.
  9. Pierre Froissart, frère de Louis.
  10. Hélène Berger, veuve de Emile Poinsot.
  11. Pierre Poinsot.
  12. Henry Poinsot.

Notice bibliographique

D’après l’original

Pour citer cette page

« Vendredi 22 décembre 1916. Lettre d’Emilie Mertzdorff, épouse de Damas Froissart (Paris) à son fils Louis Froissart (Camp de La Braconne) », Une correspondance familiale (D. Poublan et C. Dauphin eds.), https://lettresfamiliales.ehess.fr/w/index.php?title=Vendredi_22_d%C3%A9cembre_1916&oldid=53032 (accédée le 20 avril 2024).

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