Samedi 16 septembre 1882
Lettre de Paule Arnould (Jonchery-sur-Vesle dans la Marne) à son amie Marie Mertzdorff, épouse de Marcel de Fréville (Le Houssay dans l'Orne)
Le Vivier
Par Jonchery-sur-Vesle (Marne)
16 Septembre 1882
Ma Marie chérie,
Ta si bonne lettre m’est venue m’attendre ici et m’ouvrir les bras avec tous les membres de ma famille à mon retour de Lourdes, car il faut que je te dise, mon Amie chérie, que j’ai fait un court, mais bien beau et bien touchant voyage ; je regrette de ne pas t’en avoir prévenue d’avance, j’eusse aimé à avoir tes prières pendant ces huit jours et à ce que tu saches que je te nommais au bon Dieu dans mes plus chères intentions, et avec toi ma Marie, ceux que tu aimes le plus, surtout tes enfants[1]. J’avais dit à notre chère Émilie[2] mon projet de Lourdes lorsque je l’ai entrevue à Paris au commencement d’Août, mais je vois qu’elle a exagéré la discrétion, je n’en avais parlé, en effet, qu’à quelques personnes, à ceux qui pouvaient me donner en même temps leur foi et leur affection, et c’est pourquoi tu aurais dû en être informée, mais si je compte sur l’amitié qui m’aurait si bien accompagnée pour me pardonner de ne pas t’avoir prévenue, car j’en suis déjà punie. Voilà trois ans qu’Edmond et Louis[3] me suppliaient de faire ce voyage de Lourdes, ils réservaient pour cela toutes leurs économies, lesquelles sont bien minimes, vu le peu d’argent qu’on leur donne. Enfin cette année les choses ont pu s’arranger et Edmond m’a conduite à Lourdes avec. Nous avons profité des avantages du grand Pèlerinage ; tu ne peux t’imaginer, ma chère Marie, le bonheur sans mélange que j’ai goûté pendant ces huit jours, bonheur de reconnaissance pour mes chers petits frères, bonheur de foi, de charité, de prière ; tu ne peux te figurer ce que c’est beau et touchant de voir dix mille chrétiens réunis pour prier, pour demander, pour aimer ensemble et se faire du bien les uns aux autres. Nous nous sommes crus transportés aux premiers âges du Christianisme ; au point de vue social, c’est la réalisation de tout ce que les utopistes laïques les plus audacieux n’oseront jamais rêver, mais qui est ici une réalité chrétienne sublime ; on y voit le riche se donnant tout entier, forces physiques, argent, intelligence, cœur, au un pauvre souffrant, reconnaissant, sans envie et même respirant le bonheur. Et qu’on veuille nous apprendre ce que c’est que la fraternité ! Aussi je t’assure que j’en suis revenue bien impressionnée et Edmond aussi. Tu as bien raison, ma Chérie, de t’imaginer que je suis bien heureuse au milieu de mes frères et dans mon nid de famille ; si tu savais comme je jouis chaque année davantage de tous ceux qui m’entourent, de ma chère Mathilde[4] dont la bonté est inépuisable et les conseils si sûrs ! de mon petit Marcel[5] qui maintient au milieu de nous un élément jeune en attendant notre Jacqueline et qui cependant essaye de raisonner avec les grands, raisonnements qui ressemblent aux premiers bégaiements d’un petit enfant ! de notre chère Bonne-Maman[6] dont l’esprit est si vif, les souvenirs si présents et remplis d’intérêt ! je n’ose pas apprécier ainsi Père et Mère[7], et cependant je peux dire que je les comprends et que je les aime mieux qu’autrefois quoique je les’ aie toujours eu en eux une foi tendre et aveugle ; mais entre nous tous je crois que je jouis surtout d’Edmond et de Louis. Vivre avec deux jeunes gens de 18 et 19 ans, de caractères et de goûts différents, mais réunis sur tous les points essentiels, aborder successivement avec eux des questions intellectuelles, religieuses, morales, quelquefois même scientifiques, avoir des heures pour se promener, lire, rire ensemble et dire même quelques bêtises, sentir la différence d’âge[8] s’effacer tous les jours, et cependant se maintenir une certaine égalité entre leur science et mon expérience, donne tour à tour et recevoir, donner et recevoir surtout beaucoup d’affection, peux-tu imaginer un pareil idéal ? Peut-être je l’embellis, mais il est tel dans mon imagination, et j’en jouis pour ce que je le vois. Aussi je me garde de plaindre ta petite Jeanne de n’être plus seule, je lui souhaite même une famille nombreuse, si tu m’y autorises... Comme tu le dis, je suis sûre qu’un nouveau bébé lui fera grand bien. Marguerite et Jeanne[9] que nous venons d’avoir pendant dix jours ont énormément gagné depuis la naissance de Thérèse[10] ; elles sont bien moins personnelles, elles aiment beaucoup leur petite sœur et s’en occupent gentiment. Marie[11] est un peu chargée, mais j’espère qu’elle aura son jour de repos, et de joie, les petites filles lui ont beaucoup manqué.
Mère est à Paris, nous attendons d’heure en heure la nouvelle ; la pauvre Mme Forest[12], quoique un peu mieux n’a pas pu venir soigner sa fille[13], et Mère nous a quittés Lundi pour être auprès d’Alice, espérons que Jacqueline[14] (notre [ ]) ne nous fera pas attendre 19 jours comme ta Jeanne ou un mois comme notre Marguerite, nous nous faisons l’illusion que Mère pourra revenir ici.
Tu dois te réjouir d’aller bientôt retrouver Émilie[15], sa vie doit lui paraître un peu sévère. Je lui ai écrit il y a quelques jours, j’étais bien en retard avec elle, je le suis avec toutes mes amies, tu as pu t’en apercevoir. Sans doute, tu sais que les Flandrin sont à Fontainebleau, mais comme ils ne peuvent jamais être sans inquiétude, Mme Hyppolite Flandrin[16] la mère de Cécile[17], est beaucoup plus malade.
Au revoir, ma Marie chérie, embrasse ta Jeannette pour sa vieille amie, ne m’oublie pas auprès de ton Mari et reçois ma tendre affection.
Ton amie
Paule
Notes
- ↑ Marie Mertzdorff, épouse de Marcel de Fréville, est mère de Jeanne ("Jeannette") et enceinte de Robert de Fréville.
- ↑ Émilie Mertzdorff, sœur de Marie.
- ↑ Edmond et Louis Arnould, frères de Paule.
- ↑ Mathilde Arnould.
- ↑ Marcel Arnould, 10 ans.
- ↑ Adélaïde Lequeux, veuve de Victor Baltard.
- ↑ Edmond Arnould et son épouse Paule Baltard.
- ↑ Paule Arnould a 23 ans.
- ↑ Marguerite et Jeanne Biver, nièces de Paule Arnould.
- ↑ Thérèse Biver.
- ↑ Marie Rousset, seconde épouse d'Alfred Biver et mère de Thérèse.
- ↑ Agathe Bouvard, épouse de Jean Antoine Forest.
- ↑ Alice Forest, épouse de Pierre Arnould.
- ↑ Geneviève Arnould, qui naîtra le 21 septembre 1882 ?
- ↑ Émilie Mertzdorff est auprès de son père à Vieux-Thann.
- ↑ Caroline Ancelot, veuve d'Hippolyte Flandrin.
- ↑ Cécile Flandrin, épouse de Maxime Charié-Marsaines.
Notice bibliographique
D’après l’original.
Pour citer cette page
« Samedi 16 septembre 1882. Lettre de Paule Arnould ( Jonchery-sur-Vesle dans la Marne) à son amie Marie Mertzdorff, épouse de Marcel de Fréville (Le Houssay dans l'Orne) », Une correspondance familiale (D. Poublan et C. Dauphin eds.), https://lettresfamiliales.ehess.fr/w/index.php?title=Samedi_16_septembre_1882&oldid=42691 (accédée le 22 décembre 2024).
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