Mercredi 20 janvier 1915 (B)
Lettre d’Émilie Mertzdorff, épouse de Damas Froissart (Campagne-lès-Hesdin) à son fils Louis Froissart (à l’hôpital d’Angoulême)
20-1-15
Hé bien ! Mon pauvre, il est donc question de te rendre pour un temps à la vie civile ; et c'est probablement à l'heure où je t'écris, un fait accompli. L'âme était vaillante, mais le corps n'a pas pu suivre. Ce sera pour une autre fois. Tu avais fait provision de courage pour t'acheminer, le cas échéant, vers une mort glorieuse, la Providence, il me semble, veut plutôt de toi le courage de vivre, et comme tu me le disais toi-même, le courage de mener une vie très remplie est peut-être plus difficile à maintenir que l'autre, parce qu'il demande une continuité d'énergie qui a bien ses moments pénibles. Ceci revient à dire que j'espère voir finir la guerre avant que tu y prennes une part active, non pas que je me réjouisse de te voir échapper à ses aléa, tu me connais trop bien pour savoir que je regrette autant que toi de te voir retardé, mais je veux croire que cette horrible épreuve de la guerre aura bientôt un terme. Le plus sage est de s'en rapporter à la Providence du soin de décider de notre sort et l'important est de bien suivre sa voie quelle qu'elle soit.
Ton court passage au 84e et au 41e t'aura laissé un souvenir bien douloureux, mon pauvre enfant, et tu as sans doute ainsi acquitté une bonne part du lot de souffrances qui paraît être demandé en ce moment de chaque individu. Je n'ai pas encore lu la lettre de ton papa[1] qu'on va m'apporter dans un instant, mais sa dépêche de Lundi m'en dit assez pour que je me fasse une idée des heures cruelles que tu as traversées.
Tu as dû être content tout de même de voir arriver ton papa et Michel[2]. Si tu nous avais tenus mieux au courant de tes maux, ton père serait parti plus tôt ; nous étions si peu renseignés sur toi, que nous te croyions mieux et plus occupé de ton examen que de ta maudite oreille. J'espère que cette dernière se guérira complètement et ne gardera aucun souvenir de sa triste mésaventure. Je pense qu'on te gardera à Angoulême jusqu'à ce que tu sois en état de voyager sans imprudence ce qui ne sera sans doute pas avant quelques jours et que tu t'arrêteras à Paris pour parfaire le traitement avant de venir respirer le grand air de nos plaines. Quoi qu'il arrive, écris-nous souvent, très souvent, et tiens-nous au courant de tout.
Il me semble que ton papa a dû te raconter tout et que je n'ai plus rien à te dire. Si pourtant : j'attends aujourd'hui la cousine Ozélie qui voit son Carmel occupé par les Anglais et vient se réfugier chez nous.
Je vais aller la prendre à 1h ½ au petit train d'Aire[3] et me suis invitée à cause de cela à déjeuner chez Mme de Saint Jullien[4] qui me relance toujours pour que je vienne prendre un repas chez elle.
La grande auto est en réparation chez Deligny[5].
Ton papa aura trouvé Jacques[6] sous les vêtements d'un sapeur du 6e génie (Compagnie D 28 à Angers) mais il ne part pas d'Angers avant le 25 et ce sera pour faire encore un stage de quelques semaines au Mont Valérien pour se mettre au courant de la pratique de son projecteur. Il paraît très content de rompre avec sa vie sédentaire qui le laissait vraiment trop seul avec lui-même. Je crois que c'est ce qui peut lui arriver de plus heureux de partir dans ces conditions. Il prendra ainsi une part active et intéressante à la guerre, car il éclairera le tir de l'artillerie sans trop exposer sa précieuse vie de père de famille.
Mais voilà une lettre de lui ; on voudrait le garder à Angers pour faire l'instruction des bleus et ne pas l'envoyer tout de suite au front, il est furieux !... ton papa l'aura calmé et peut-être arrangé les choses.
Voilà aussi la longue lettre de ton papa écrite Dimanche soir et qui me met au courant de tout ce que tu as souffert et souffres encore, mon pauvre enfant, ayant encore en plus des douleurs rhumatismales dans le genou. Mon pauvre petit, que de misères ! Je ne sais si ton papa reviendra d'Angers à Angoulême pour connaître le résultat de ton conseil médical, je le pense d'après sa lettre. Rien ne le rappelle ici où tout va bien.
Je t'embrasse très tendrement, mon pauvre Lou en admirant le courage dont tu as fait preuve pour souffrir tant avant de t'avouer vaincu.
Emy
Notes
Notice bibliographique
D’après l’original
Pour citer cette page
« Mercredi 20 janvier 1915 (B). Lettre d’Émilie Mertzdorff, épouse de Damas Froissart (Campagne-lès-Hesdin) à son fils Louis Froissart (à l’hôpital d’Angoulême) », Une correspondance familiale (D. Poublan et C. Dauphin eds.), https://lettresfamiliales.ehess.fr/w/index.php?title=Mercredi_20_janvier_1915_(B)&oldid=55456 (accédée le 21 novembre 2024).
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