Mardi 21 mars 1916
Lettre de Damas Froissart (Paris) à son fils Louis Froissart (Camp de La Braconne)
29, RUE DE SÈVRES, VIE[1]
le 21 Mars 1916
Mon cher Louis,
Tu dois commencer à te dire que tu as un père intermittent, au moins intermittent dans la correspondance.
C’est un père à qui il manque un secrétaire qui puisse le remplacer dans les nombreuses affaires qu’il s’est donné la mission de diriger ; et pour le remplacer, il ne suffirait pas d’écrire, il faut commencer par penser à ce qu’on dira, faire en sorte 1° que ça se concilie avec ce que l’on a dit précédemment, 2° que ça donne satisfaction, dans la mesure du possible, à des cointéressés qui pensent plus ou moins différemment ou qui font semblant de penser différemment pour affirmer leur personnalité, ménager certaines voies d’avenir pour eux ou les leurs ! Alors, tu vois, la position du secrétaire faisant tout cela, ne serait pas des plus faciles ! Alors je secrète moi-même tout ce que j’ai à secréter. Je secrète tous les jours jusqu’à une heure de la nuit que ta mère[2] trouverait volontiers trop avancée, instruit par l’expérience que c’est dans la soirée que je puis produire le plus tranquillement, les journées étant fréquemment coupées par des visites (ce n’est pourtant pas alléchant de grimper nos 5 étages à pied, l’ascenseur étant continuellement rebelle), visites de l’extérieur et visites de l’intérieur, lettres urgentes à répondre, protégés militaires, femmes de militaires voulant l’allocation, méfaits des militaires à « Brunehautpré, Dommartin, Campagne » que les Français occupaient depuis 3 mois et où ils vont laisser la place à des gens qui ne seront pas plus faciles à diriger, les Anglais.
De ces généralités, passons à quelques applications : je suis rentré de Brunehautpré Jeudi, y ayant été harcelé par une mission Anglaise en peine de prendre bientôt possession de tout ce qu’il y a de confortable. Depuis Montreuil et sa banlieue jusqu’à Hesdin et sa banlieue pour y installer tout l’Etat-major qui était jusqu’ici à St-Omer. J’ai essayé de les orienter sur Abbeville, mais nous sommes, paraît-il, au centre de gravité des armées anglaises et il faut nous apprêter à être envahis par eux, expulsés peut-être de chez nous,
1ère suite
J’ai offert notre maison à Campagne, celle du jardinier[3], et Dommartin ! et je n’ai pas dit le mot attendu de ces gens : « installez votre grand patron chez moi : je resterai à Paris à Pâques à la Trinité et jusqu’à la fin de la guerre. » Je me suis annoncé pour Pâques avec 12 « femmes et enfants » et de nombreux domestiques : or comme c’est vers cette date qu’ils viendraient il n’y a pas de place pour eux chez nous : ils pensent préparer l’installation de grands bureaux à Saint-André où de nombreuses automobiles arriveraient chaque jour, peut-être 2 fois par jour, tout cet Etat-Major ayant couché dans de confortables lits jusqu’à 15 km de distance. Il faut te dire que les 3 ou 4 corps d’armée que nous avions conservés à Arras sont remplacés par des anglais : ça ne veut pas dire que l’invasion des boches soit moins à craindre chez nous ! Enfin espérons que les plumes laissées par les boches à Verdun leur ôteront l’envie de venir s’attaquer aux fortifications de Brunehautpré (lesquelles restent en projet).
Ta mère t’a-t-elle dit que, de même que la puissance fécondante du soleil fait pousser, tous les ans, de l’herbe dans notre tennis malgré tous nos efforts contraires, la classe 1936 est en train de se créer chez nous malgré tous les veto de la morale ! As-tu connu à Brunehautpré un assez jeune réfugié sourd arrivé en octobre 1914 un peu après les [nôtres] et entré au service de Sainte Maresville[4], congédié par le même il y a près d’un an : Hélas il y avait fait tous les métiers y compris celui de « raffourrer[5] » les moutons, mais il est mineur, de profession : Mlle Yvonne[6] dut lui apprendre les secrets de ce métier du berger, puis quand il le sut, elle continua à l’aider, y trouva beaucoup d’intérêt, et quand il quitta Brunehautpré pour Le Ménage[7], les parents[8] fleurant la vérité l’ayant congédié, elle se mit de nouveau en grève et elle cessa de travailler, devint beaucoup plus préoccupée d’avoir son courrier sitôt qu’elle entendait au loin notre auto qui le rapportait.
Le sourd fut trouvé en maints endroits sur son passage, le dimanche dans des cabarets à Campagne, puis surpris par le [frère] Sainte Maresville de passage le soir à Brunehautpré et éprouvant une telle fatigue qu’il préférait y coucher dans un hangar que de regagner Le Ménage le soir même ! et, au grand scandale de la classe 16, un certain matin, Mlle Yvonne avait filé avec toutes ses frusques vers Calais où un neveu de St-M. (le chef de gare) la reçut malgré son vilain compagnon qu’il congédia bientôt et où elle est encore, attendant un fruit illicite de son [fiancé] dans 4 ou 5 mois. Le sourd serait marié et père de famille !!
2e suite
A Dommartin, Louise[9] a des malheurs (à moins que ce ne soit une forme imprévue du bonheur). Un sergent fils d’un entrepreneur de Tarare près Lyon l’a mise dans un état intéressant et entend l’épouser même par procuration (Il est parti, avec la classe 16 qu’il instruisait, vers Beauvais). Le père de Tarare ne dit pas non : il doit venir rencontrer Paul M. à Paris dimanche. Je serai quand même plus tranquille quand ce sera un fait accompli. Le complice a fait une bonne impression aux parents M. Tant mieux si ça se termine bien !
Ce qui ne se termine guère c’est le paiement de tout ce qu’on nous doit à titre d’occupation, de dégradation, etc. Sursum corda ! J’ai vu les Paul Froissart : Jean[10] y jouissait d’un 3e congé agricole : Il aura manqué au 208e le jour où il n’y faisait pas bon, au [ ] de Verdun : ils y ont été très éprouvés, je crois. De Jules Legentil, (qui est à Verdun avec le 1er corps) on a eu de bonnes nouvelles jusqu’au 9 courant ; l’un de ses frères[11] (brasseur à Beaurains près Arras) y a été tué. Le Tréca[12] aviateur a eu une balle dans la cheville. Il a pu atterrir en France.
Nous avons des nouvelles de Michel[13], mais après l’avoir cru transféré à Saint-Mihiel[14] (par la circonlocution dont il s’était servi il y a 2 jours), nous devrions le croire maintenant assez près de René de Nazelle[15] qui est à l’ouest du front d’attaque de 7bre dernier en Champagne. Ouf nous ne savons rien sauf l’adresse de Michel
EM IIIe AL[16] 8e gr 155 CTR secteur postal 133.
De Pierre[17] aucune nouvelle depuis qu’il a été appelé il y a 6 jours à Verdun, nous n’avons pas d’autre adresse que 61e Brigade du 121e à Fontainebleau.
Degroote[18] écrit qu’il vient de dormir 2 nuits tranquillement après avoir contribué, pour [ ], à notre succès sous Verdun où nous devons de « tenir » aux autos puisque le ravitaillement n’aurait jamais pu se faire par les chemins de fer. Jacques[19] reste à la succursale du Val de Grâce : il vient ici dimanche et a la visite d’Elise[20] le jeudi. Il reste assez patraque, un mal au talon l’empêche de marcher au [moment] où le médecin venait d’ordonner qu’il circule dans son vaste établissement (où ils sont très parqués).
Lucie et Elise vont bien.
Et maintenant sache que j’ai été à Lyon 5 jours puis à Brunehautpré 5 jours et que le moment n’est pas encore venu où mes affaires d’Alsace[21] me laisseront tranquille !
Notes
- ↑ Adresse imprimée.
- ↑ Emilie Mertzdorff, épouse de Damas Froissart.
- ↑ A titre d’hypothèse : Joseph Blaud, époux d’Hermine Devienne (née en 1859) et leurs trois enfants.
- ↑ Narcisse de Sainte Maresville.
- ↑ Dans certaines régions, la raffourrée est ce qui se donne d'herbe ou de foin pour le repas des bêtes à cornes.
- ↑ Yvonne de Sainte Maresville.
- ↑ Hameau de Brimeux.
- ↑ Narcisse de Sainte Maresville et son épouse Marie Aremandra Pauline Tétu.
- ↑ Louise Malvache, fille de Paul Malvache et son épouse Octavie Bernard.
- ↑ Jean Froissart.
- ↑ Paul Auguste Prosper Joseph Legentil.
- ↑ Georges Tréca.
- ↑ Michel Froissart, frère de Louis.
- ↑ Dans la Meuse au sud de Verdun.
- ↑ René du Cauzé de Nazelle.
- ↑ AL : artillerie lourde.
- ↑ Pierre Froissart, frère de Louis.
- ↑ Henri Degroote, époux de Lucie Froissart.
- ↑ Jacques Froissart, frère de Louis.
- ↑ Elise Vandame, épouse de Jacques Froissart.
- ↑ L’usine de Vieux-Thann.
Notice bibliographique
D’après l’original
Pour citer cette page
« Mardi 21 mars 1916. Lettre de Damas Froissart (Paris) à son fils Louis Froissart (Camp de La Braconne) », Une correspondance familiale (D. Poublan et C. Dauphin eds.), https://lettresfamiliales.ehess.fr/w/index.php?title=Mardi_21_mars_1916&oldid=56249 (accédée le 21 novembre 2024).
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