Lundi 19 avril 1830 (B)
Lettre de Pauline Elise Latham (Le Havre) à son frère Henri Delaroche (Paris)
La Côte 19 avril 1830
Mon bien cher Henri
J’éprouve le besoin de venir m’affliger avec toi de la perte si cruelle que nous venons de faire de notre bonne sœur Sophie[1], de cette angélique amie que nous aimions tant et dont nous voilà privés pour toujours ! Au milieu de notre désolation nous avons beaucoup pensé à toi et au chagrin que tu auras ressenti, et cette pénible conviction venait, s’il était possible, augmenter encore notre douleur. Nous aurions aimé t’avoir auprès de nous pour pouvoir mêler nos larmes aux tiennes. C’est le premier grand malheur que tu éprouves mon cher Henri. Il laissera dans ton esprit de profondes traces : Quelle amie précieuse cette chère Sophie aurait été pour toi ! Elle t’était si tendrement attachée, mais hélas auquel de nous ne l’était-elle pas, et nous, n’avons-nous pas chacun des larmes aussi amères à répandre sur sa mémoire.
Tout est doux, bon, aimable dans le souvenir éternel que nous garderons d’elle. Sa raison si formée, si constamment au-dessus de son âge, en avait fait pour Matilde[2] et pour nous depuis bien des années notre meilleure amie. On ne peut s’empêcher de frémir en pensant au vide affreux que sa perte causera à notre pauvre maman[3]. Quelle déchirante séparation pour le cœur d’une mère ! Mon Dieu comment est-ce que de si grands malheurs peuvent être possible ! on se demande comment il se peut faire que cette Sophie si forte, si fraîche, qui de sa vie n’avait été malade ait pu devenir la proie de la mort. Cette longue et affreuse maladie avait fait des ravages effrayants, et, sans doute datait depuis plus d’un an. C’était bien probablement ce mal rongeur dont les progrès étaient sourds et lents qui lui donnaient de l’abattement et une sorte de mélancolie, dont les premières atteintes parurent il y a un an et qui nous avaient souvent étonnés et affligés. Mais les maux qui ont accablé notre bien-aimée sœur n’ont jamais altéré sa charmante douceur. Que de docilité pour tous les remèdes proposés pour la soulager ! Que de résignation à souffrir. Jusqu’à son dernier moment elle remerciait de ce qu’on faisait pour elle ; son charmant son de voix s’est encore fait entendre quand elle n’avait plus que quelques secondes à vivre. Quel spectacle déchirant que celui qui nous réunissait tous auprès de son lit où elle-même nous avait rassemblés en nous appelant par nos noms et en répétant : « Viens, viens ». Ce furent ses dernières paroles et sans effort, sans crise, son âme s’est envolée vers une éternité de bonheur que sa bonté si angélique et son extrême pureté lui ont assurée dans le ciel.
Nous nous demandons si cette chère Sophie a eu quelquefois ou même à ses derniers moments la connaissance de son état. Il est difficile de se faire une idée de ce qui se passait en elle, mais je ne puis m’empêcher de croire que quelquefois l’idée de son danger a traversé son esprit. Son extrême faiblesse ne lui permettait sans doute pas d’avoir des idées nettes, et si quelques sombres pensées l’occupaient ce ne pouvait être qu’à de longs intervalles. Dieu a exaucé nos prières car nous lui demandions ardemment que sa fin fût exempte de vives souffrances. Il est doux pour nous de penser que pendant toute cette longue maladie elle n’a jamais eu de douleurs aiguës ; elle se plaignait presque toujours mais seulement d’un accablement et d’un malaise général. Les moments les plus pénibles ont été ceux où elle a eu les deux terribles crises. Les promesses que la religion nous donne dans de semblables épreuves nous aident seuls à les supporter courageusement et nous engage à nous réjouir de ce que notre chère Sophie est maintenant exempte de tous maux et jouit de félicités inconnues et incompréhensibles pour nous, mais qui n’en sont pas moins sûres. Ce ne sont que ceux qu’elle laisse qui sont à plaindre. Hélas ce sont deux tristes printemps que ceux qui m’auront enlevé mon cher petit Edward[4] et ma chère Sophie.
Nous nous sommes réunis hier à dîner, et aujourd’hui encore nous aurons mes chers parents. C’est à quatre heures qu’on rendra les derniers devoirs aux restes de notre bien aimée sœur.
Adieu mon cher Henri. Nous avons été tous continuellement avec toi par la pensée depuis bien des jours.
Je t’embrasse de tout mon cœur et suis ta bien affectionnée sœur.
Elise Latham
Notes
Notice bibliographique
D’après une copie dans le Livre des lettres de Madame Duméril Delaroche à son mari, p. 51-55
Pour citer cette page
« Lundi 19 avril 1830 (B). Lettre de Pauline Elise Latham (Le Havre) à son frère Henri Delaroche (Paris) », Une correspondance familiale (D. Poublan et C. Dauphin eds.), https://lettresfamiliales.ehess.fr/w/index.php?title=Lundi_19_avril_1830_(B)&oldid=60877 (accédée le 21 novembre 2024).
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