Lundi 14 mars 1842 (B)
Lettre de Charles Auguste Duméril (Lille) à son cousin Auguste Duméril (Paris)
De Charles Auguste Duméril
Lille le 14 Mars 1842.
Mon cher Auguste,
Je suis venu hier près de mes parents[1], pour causer avec eux et Eugénie[2], de la demande que tu as faite. Papa t’écrit aujourd’hui pour te faire connaître sa pensée à cet égard. Je veux cependant le faire aussi parce que les relations qu’il y a entre nous deux m’autorisent à entrer dans plus de détails que papa ne peut t’en donner.
Je vais donc tâcher de te dire, sans rien omettre, toutes les réflexions que ta demande nous a fait faire.
Pour maman, d’abord, comme tu pouvais le prévoir, la différence de religion est une objection très grave ; pour papa et moi, nous trouvons que c’est bien un inconvénient, mais qui peut avoir peu de conséquences, si, de part et d’autre, on a, l’un pour l’autre, une tolérance illimitée.
Eugénie tient à ce que ses enfants, si elle en a un jour, soient tous catholiques ; elle voudrait aussi être certaine que ses pratiques religieuses, quand bien même elles paraîtraient exagérées, ne soient jamais l’objet de la plus légère observation, même faite indirectement ; elle veut enfin conserver à cet égard, aussi bien que pour l’éducation religieuse des enfants qu’elle pourrait avoir, une liberté complète. Ce serait la première condition de son consentement. Maintenant, une chose qui nous préoccupe tous, c’est l’incertitude de ton avenir : tu as, je crois, une trentaine de mille francs et une place de 1 500F ; avec cela, et la dot qu’aurait Eugénie, vous n’arrivez jamais qu’à un revenu de 5 à 6 000F avec lequel il est bien difficile de vivre partout, mais surtout à Paris. Le malheur est que tu n’aies pas de chances bien marquées, au moins pas la certitude d’améliorer, sous ce rapport, ta position dans l’avenir ; tu as parlé d’une place que tu avais l’espoir d’obtenir, d’ici à un an, tu ne dis pas quelle est cette place. Papa est d’avis qu’elle serait indispensable : si à ton avoir, tu pouvais ajouter un revenu de 3 000F, ta position serait, en effet, bien différente. Nous savons bien que ma tante[3] tenant à te garder près d’elle, ce sera un motif pour avoir des dépenses beaucoup moins fortes ; mais cet arrangement même, je ne te le dissimule pas, nous le redoutons un peu. Ce n’est pas qu’il nous échappe rien, de la bonté de ma tante, que tous, et moi, si particulièrement, nous avons eu tant d’occasion de reconnaître ; mais l’expérience est là, pour montrer qu’il est bien rare qu’une belle-mère et qu’une belle-fille s’entendent toujours complètement, et sur tous les points, dans l’intérieur de la vie. Pour moi, je crois qu’il est très important qu’une jeune femme devienne, aussitôt qu’elle est mariée, indépendante, et maîtresse de ses actions, et je crois qu’en le comprenant à l’avance, on s’évite des peines qui ne peuvent pas s’oublier.
Voilà donc, mon cher ami, toutes les préoccupations que nous avons, qui nous ont fort agités, et qui nous agiteront encore longtemps : à côté de ces inconvénients, nous avons pu faire pencher la balance de l’autre côté : les qualités de ton cœur, pour lesquelles je me serais porté garant, si cela avait été nécessaire ; sous ce rapport, il y a eu unanimité en ta faveur, et nous sommes sûrs que tu seras le meilleur mari, comme tu es le plus excellent fils et le plus excellent ami : ce serait remettre le bonheur d’Eugénie entre des mains sûres, que de te le confier, et la seule chose qui doive inquiéter, ce sont les conditions qui ne te sont pas personnelles : tu ferais bien de te hâter de te faire recevoir docteur, et de t’occuper aussi activement de cette place, dont tu as parlé.
Tu comprendras bien, comme nous, combien il est important que ta position devienne plus assurée, quand elle ne sera plus celle d’une personne, mais quand elle peut devenir celle d’une famille.
Je devais repartir ce matin pour Arras[4] ; j’ai retardé mon retour jusqu’à cette après-midi, afin de t’écrire de Lille : tu dois être dans une grande anxiété depuis ta lettre, et nous aurions voulu la faire durer moins longtemps ; mais une affaire si importante exigeait de mûres réflexions. L’avenir de deux personnes qui nous sont bien chères y est également intéressé.
Adieu, mon cher ami ; je t’embrasse de cœur, avec toute l’affection que tu me connais pour toi et qui ne pourra s’augmenter, quoiqu’il arrive.
Tout à toi
Notes
Notice bibliographique
D’après le livre de copies : lettres de Monsieur Auguste Duméril, 1er volume, « Lettres relatives à notre mariage », p. 103-107
Pour citer cette page
« Lundi 14 mars 1842 (B). Lettre de Charles Auguste Duméril (Lille) à son cousin Auguste Duméril (Paris) », Une correspondance familiale (D. Poublan et C. Dauphin eds.), https://lettresfamiliales.ehess.fr/w/index.php?title=Lundi_14_mars_1842_(B)&oldid=40266 (accédée le 15 novembre 2024).
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