Jeudi 9 février 1871
Lettre d’Alfred Desnoyers (Paris) à son beau-frère Charles Mertzdorff (Vieux-Thann)
Paris 9 Février 1871.[1]
Mon cher Charles
Les pressentiments d'Eugénie[2] n'étaient que trop fondés : notre malheur est complet. Notre bien cher Julien[3] n'est plus. Quel affreux malheur ! Sans nouvelles de vous depuis 5 mois, ne sachant pas si vous aviez dû passer la frontière, si vous receviez les lettres de la famille, si vous saviez enfin notre deuil, j'avais demandé et obtenu un laissez-passer pour Bâle et Thann. J'allais me mettre en route, malgré les difficultés, lorsque la première lettre d'Eugénie est arrivée. Elle nous disait que vous saviez tout, que vous étiez réunis, et que vous alliez bien. J'ai donc renoncé à la pénible mission que je m'étais imposée… Oui, notre cher enfant a été frappé à son poste par un projectile ennemi. Il est mort en brave soldat, ayant toute sa connaissance et pensant à ceux qui l'aimaient et qui n'étaient pas auprès de lui. Ses dernières paroles ont été pour la mère[4], pour nous tous, pour la sœur chérie d'Alsace et pour vous. Vous dire l'estime qu'il laisse parmi ceux qui l'ont connu en dehors de nous et le nombre de témoignages de regrets et d'admiration que nous recevons à son endroit est impossible ; et comme le dit notre courageuse mère : Il était trop parfait pour nous être conservé. Sa mémoire vivra longtemps chez ceux qui n'ont fait que le connaître : que sera-ce pour nous !
Que de sacrifice, mon Dieu ! et tout cela pour en arriver où nous en sommes. J'aurais voulu aller vous donner de vive voix tous ces tristes détails, si douloureux à écrire ; mais on ne trouve pas prudent que j'entreprenne la route, ce que j'aurais fait cependant si vous n'aviez pas encore reçu de nos nouvelles.
Je viens de passer encore une bien triste semaine. Mon pauvre ami Bayot vient de s'éteindre, après 8 jours d'agonie affreuse, d'une maladie de poitrine dont il était atteint depuis longtemps, mais qui, depuis 5 semaines avait fait des progrès effrayants. Nous l'avons conduit hier à sa dernière demeure : J'ai eu la consolation de le voir suivre par les quelques amis qu'il avait à Paris. Mon père[5], le Prince d'Hénin[6] et moi remplacions une famille qui n'existe pas. Et dire que nous n'avons même pas eu cette triste satisfaction pour notre pauvre Julien.
Courage, mes bons amis, et croyez à mon inaltérable attachement.
A. Desnoyers
Notes
Notice bibliographique
D’après l’original
Pour citer cette page
« Jeudi 9 février 1871. Lettre d’Alfred Desnoyers (Paris) à son beau-frère Charles Mertzdorff (Vieux-Thann) », Une correspondance familiale (D. Poublan et C. Dauphin eds.), https://lettresfamiliales.ehess.fr/w/index.php?title=Jeudi_9_f%C3%A9vrier_1871&oldid=40177 (accédée le 21 novembre 2024).
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