Dimanche 15 janvier 1871

De Une correspondance familiale

Lettre d’Aglaé Desnoyers, épouse d’Alphonse Milne-Edwards (Paris) à sa sœur Eugénie Desnoyers, épouse de Charles Mertzdorff (Vieux-Thann)


original de la lettre 1871-01-15 pages2-3.jpg


Dimanche 15 Janvier 1871

Ma chère petite Nie, tu dois être toute préoccupée en entendant parler de bombardement[1], ne te tourmente pas car nous n'en souffrons pas ; quelques bombes arrivent près du jardin sans faire de dégât et comme ce n'est que la nuit, nous dormons dans nos caves que nous avons transformées en élégantes chambres : portières, draps, lits & rien n'y manque. Pour la nourriture nous sommes très bien possédant encore beaucoup plus de provisions de tous genres qu'il ne nous en faudra pour aller jusqu'à la fin du siège ; jusqu'à présent je n'y ai même presque pas touché. Notre bonne mère[2] va parfaitement ainsi que notre bon père et cependant nous sommes tous bien tourmentés de notre cher Julien[3] qui est blessé ; connaissant ma pauvre Nie, tu vas bien te tourmenter mais, suivant l'exemple de notre chère mère, tu vas penser à tous les tiens et ne pas te rendre malade ; en ce moment il faut s'armer de courage et de confiance en Dieu ; espérons qu'il sera assez bon pour nous conserver notre cher petit frère et que nous aurons le bonheur de nous retrouver tous réunis.

C'est le 5 janvier que cher Julien a reçu un éclat d'obus à la cuisse notre grand désir était de le posséder de suite, aussi M. Edwards[4] est-il allé malgré les bombes qui pleuvaient sur le fort[5] pour le chercher ; mais le médecin a trouvé impossible de le transporter, tu comprends notre inquiétude. Depuis <  > les nouvelles ne sont pas complètement bonnes on a l'air de trouver la blessure grave, mais il ne faut pas perdre courage car l'on a bien des exemples de guérison. Ce que je puis bien te répéter c'est que maman est admirable, ne se laissant pas abattre, montrant une énergie et un courage admirable et cependant tu comprends combien nous nous tourmentons ; papa est exactement de même et tous deux se portent admirablement ; maman n'a pas même mal à la gorge comme les autres hivers et cependant voici plusieurs nuits qu'elle passe dans la cave. Pour être tout à fait tranquille sur nos chers parents nous les forçons à aller ainsi qu'Alfred[6] s'installer momentanément chez M. Lafisse où les bombes n'arrivent pas. Comme notre maison est hors de la portée des canons prussiens nous n'abandonnons pas dans le jour nos appartements. Par l'omnibus je pourrai aller souvent voir maman <> viendra souvent me trouver.

Je suis sûre que tu nous approuves. Je ne saurai jamais assez te répéter combien maman et papa ont bonne mine et ne souffrent pas du siège ; du reste, les boucheries donnent toujours de la viande fraîche, hier du bœuf et nous avons <d’immenses> provisions, aussi n'aurons-nous pas à souffrir. Je me porte admirablement ainsi qu'Alphonse[7], Alfred et petit Jean[8] ; sans les inquiétudes que nous donne notre cher Julien, nous ne serions nullement à plaindre.

Les quelques bombes qui tombent dans Paris et qui ne sont pas très nombreuses n'ont pas fait grand mal n'effraient pas du tout la population. Au contraire ; chacun est enragé contre les Prussiens et ne veut pas se rendre, au contraire, on veut tenir le plus longtemps possible et faire beaucoup souffrir l'ennemi. Nos troupes sont très actives et très bien disposées, en somme l'esprit est excellent et nous sommes tous persuadés que la france aura le dessus mais quelle horrible guerre ; que de chagrin pour tous et combien chacun est malheureux.

Nous n'avons rien reçu de toi depuis la lettre dans laquelle tu nous annonces pour prochainement ton adresse en Suisse ; depuis ce moment rien ne nous est parvenu de Vieux-Thann.

Nous pensons tous bien à toi, à ton mari[9], à tes chères petites filles[10] et souffrons bien de ne pas recevoir de vos nouvelles.

M. Lafisse va très bien, il vient dîner souvent chez maman et paraît très bien portant ; il a reçu depuis longtemps des nouvelles de Constance[11] qui est à Nantes.

Adieu, chère petite Nie, je t'embrasse bien tendrement ainsi que les tiens. Maman me charge de toutes ses tendresses pour toi, ma bonne chérie. Combien il est pénible d'être sans nouvelles de toi.

A. Milne E.


Notes

  1. Le bombardement de certains quartiers de Paris commence le 27 décembre 1870 ; il s’étend le 5 janvier.
  2. Jeanne Target, épouse de Jules Desnoyers.
  3. Julien Desnoyers.
  4. Henri Milne-Edwards.
  5. Le fort d’Issy.
  6. Alfred Desnoyers.
  7. Alphonse Milne-Edwards, époux d’Aglaé Desnoyers.
  8. Jean Dumas.
  9. Charles Mertzdorff.
  10. Marie et Emilie Mertzdorff.
  11. Constance Prévost, épouse de Claude Louis Lafisse.

Notice bibliographique

D’après l’original

Pour citer cette page

« Dimanche 15 janvier 1871. Lettre d’Aglaé Desnoyers, épouse d’Alphonse Milne-Edwards (Paris) à sa sœur Eugénie Desnoyers, épouse de Charles Mertzdorff (Vieux-Thann) », Une correspondance familiale (D. Poublan et C. Dauphin eds.), https://lettresfamiliales.ehess.fr/w/index.php?title=Dimanche_15_janvier_1871&oldid=54797 (accédée le 15 novembre 2024).

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