Dimanche 10 novembre 1793

De Une correspondance familiale


Lettre d’une dame à son amie la jeune Alphonsine Delaroche (en Suisse)


Ma très chère Alphonsine
Te souvient-il de cette esquisse
que chez moi tu fis un matin ?
eh bien, l’amitié de la main
l’a transformée en un dessin
et dit qu’il est à ton service
tu voudras donc bien l’accepter
et ne point trop le critiquer.
Car s’il eût été du vélin
le Minois eût été plus fin
mais vous aviez pris du papier
il a fallu s’en contenter
ne trouvant point indifférent
de travailler ma chère enfant
sur l’esquisse de votre main
qui y donnait un prix certain
Mais bon Dieu qu’est-ce que j’aperçois ?
C’est mon fils aîné qui me bat
il prétend que je déraisonne
et n’écris que des fariboles
« allez-vous-en petit babouin
« il faut rimailler au besoin[1]
« si vous saviez en faire autant
« vous admireriez mes talents
« voyez un peu quelle hardiesse
« d’aller critiquant mes prouesses
« Ce n’est pas vous qui m’inspirez
« jamais rien de moi vous n’aurez.
Il n’en n’est pas ainsi ma chère
des miracles que tu sais faire
Car je prétends que c’en est un
quoique ces vers soient très communs
mais tels qu’ils sont, ils te font rire
et juste après tu les déchires
et plus il n’en sera parlé
j’ai l’honneur de te saluer.
et vais recommencer ma prose
de crainte que de moi l’on glose
mes amitiés à ta maman[2]
que j’aime assez passablement
lui demandant bien des pardons
de t’entretenir sur ce ton
s’il lui déplaît, et qu’elle veuille
m’abandonner pour cette feuille
prie pour moi et dis-lui bien
que c’est fini…

Tu conviendras ma chère Alphonsine que pour une personne de mon âge, je sais encore faire des folies, et puis être ton amie sans que cela jure, et tout en étant celle de ta maman car enfin je sais aussi être raisonnable et très réservée, mais comme rien ne me plaît tant que la jeunesse, il m’importe de pouvoir lui plaire aussi, de sorte mademoiselle que je suis très flattée d’avoir réussi auprès de vous, que je trouve très aimable, et qui me paraissez avoir le goût assez délicat. tu sauras ma bonne que M. mon fils qui est bien plus grave et plus âgé que moi se fâchait presque de ce j’osais prendre la liberté de te faire parvenir ces extravagances-là, il a des prétentions pour moi, il me juge, il voit des conséquences où je n’en vois point et voulais tout platement dédier la dite peinture à ta maman, et la prier bien humblement de te la présenter : « Eh qu’est-ce que toutes ces façons, adressez-vous à la mère ! vous voulez. - il m’est loisible je crois de faire hommage de vos œuvres à qui bon me semble, et je choisis la jeune nymphe qui à coup sûr m’en saura gré, soyez vieux avant le temps, que m’importe » ne me voilà-t-il pas obligée d’être jeune pour vous, nous sommes pourtant très bons amis, malgré nos différents mais nous suivons chacun de notre côté nos volontés, car je crois qu’il écrit un mot à ta maman… je reviens à toi ma bonne et tout justement mon fils m’a montré un mot de lettre qu’il joint au dessin, et ne s’embarrasse non plus de ce que j’ai fait pour toi que si ce n’était rien ; tu ne saurais croire avec quel œil d’envie ce pauvre jeune homme me voit partir pour Lausanne, Charles même en est à la jalousie contre moi, c’est à n’y pas tenir d’avoir ainsi des enfants qui voudraient toujours être attachés à vos côtés. Tu seras étonnée peut-être que je te laisse dessin et lettre, au lieu de te remettre le total moi-même, mais ma chère enfant je veux pourvoir à une distraction après t’avoir quittée, bien sûre que tu en auras besoin, je suis gaie en écrivant ceci, parce que j’ai la perspective de vous voir, quand tu le liras, nous serons toutes les deux tristes, c’est l’épine de la rose, il serait bien plus sage de ne point payer trop cher les jouissances de l’amitié, quand elles nous échappent, en se livrant à trop de regret ; travaille à fortifier ta raison sur ce point ma bonne amie, tandis que tu es jeune tu peux beaucoup sur toi, et je désire d’autant plus que tu réussisses, que j’ai senti douloureusement par moi-même combien il en coûte que manquer de courage, lorsque l’on est séparé de ce qui nous est cher, la vie est toute semée de privations et de revers, ce siècle-ci en offre plus qu’aucun autre, et si l’on se laissait aller à tous les mouvements de douleurs, on resterait sans moyen pour aller jusqu’au bout ; je ne dis ceci que par l’intérêt que tu m’inspires, et non que je pense que tu sois faible et sans courage, tu m’as paru même très raisonnable, mais néanmoins fort sensible, ce qui en te rendant très intéressante, et faite pour être chérie, demande de ta part, que tu n’écoutes point trop cette sensibilité. au reste tu es à une bonne école auprès de tes parents et ce serait me donner bien des airs (de mettre mon nez où je n’ai que faire) si je parlais à d’autres que ma bien-aimée Alphonsine, la fille de ma plus intime amie, et s’il te plaît d’un père, que je n’aime pas moins. adieu ma chère petite, écris-moi souvent, et songeons sans cesse toutes trois que 10 lieues seulement nous séparent après avoir craint l’être pour toujours par une bien autre distance, cela doit nous rendre reconnaissantes envers le sort. Adieu, adieu.

Dimanche 10 9bre 1793


Notes

  1. Le plaisir de versifier dans les correspondances semble assez répandu chez les Neuchâtelois au XVIIIe siècle, selon Pierre Caspard, « Les valeurs éducatives dans les correspondances en Suisse romande… 1760-1820 », La Correspondance familiale en Suisse romande…, Henry et Jelmini (dir.), 2006.
  2. Marie Castanet, épouse de Daniel Delaroche.

Notice bibliographique

D’après l’original

Pour citer cette page

« Dimanche 10 novembre 1793. Lettre d’une dame à son amie la jeune Alphonsine Delaroche (en Suisse) », Une correspondance familiale (D. Poublan et C. Dauphin eds.), https://lettresfamiliales.ehess.fr/w/index.php?title=Dimanche_10_novembre_1793&oldid=54858 (accédée le 23 avril 2024).

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