Mardi 29 et mercredi 30 novembre 1842

De Une correspondance familiale


Lettre de Félicité Duméril (Paris) à sa sœur Eugénie (Lille)



De Mme Félicité Duméril,

adresse à Mlle El. Vasseur[1].

Paris 29 Novembre 1842.

Non, ma chère Eugénie, tu ne dois avoir aucune crainte, ni éprouver aucun remords : notre bon père[2] t’a permis de t’adresser à moi, qui suis autorisée par lui à te parler de tout ce qui t’intéresse à Paris : forte de son consentement, c’est avec bien de la tranquillité d’esprit et du bonheur, que je prends la plume pour t’écrire : je sens, mon excellente sœur, tout ce que votre position a de triste : que ne ferais-je pas pour la changer ! La semaine dernière, j’ai fait un nouvel essai auprès de maman[3], et tu as vu qu’il avait été bien inutile, et avait même produit un fâcheux effet : cependant j’avais cru bien faire, en écrivant ainsi, et mon bon mari[4] m’avait exprimé son contentement : mais cette lettre de maman, qui nous a fait beaucoup de peine, dans le premier moment, ne pouvait rien sur l’esprit d’Auguste[5], ni sur l’attachement qu’il te porte : il en a surtout souffert pour toi. Je reçois, à l’instant, ta dernière lettre, ma chère Eugénie, je ne continuerai pas celle que j’ai commencé : je vois que tu es fort secouée et attristée, et dans la circonstance, ce sont les paroles seules d’Auguste qui peuvent te faire du bien : je viens donc de lui écrire un petit mot, en le priant de venir me voir avant le dîner, et puisque papa me le permet, je te ferai connaître sa pensée tout entière, en écrivant sous sa dictée.

(du 30). Voici ce qu’Auguste m’a écrit, que je m’empresse de te transmettre fidèlement.

Je vous remercie bien, ma chère Félicité, de vouloir bien vous charger de transmettre à cette Eugénie si parfaite la réponse que j’aurais pu lui faire, si c’était à moi, qu’avait été adressée la lettre que vous m’avez communiquée, et qui m’apporte une nouvelle preuve de cette chaleur d’âme, de cette rectitude parfaite de jugement, et de cette force de caractère que j’ai déjà eu, d’autres fois, l’occasion d’apprécier à leur juste valeur : aussi cette lettre, en fortifiant encore, s’il est possible, la haute idée que je me suis, depuis longtemps, formée de ses précieuses qualités, me montre que le bonheur le plus parfait sera bien là, où j’ai toujours eu la persuasion que je le rencontrerai. Dites d’abord à cette excellent amie, dont je suis si heureux de voir constamment les sentiments sympathiser avec les miens, qu’en lisant cette lettre, j’ai de nouveau gémi de la situation où l’on m’a mis de ne pouvoir jouir de la douce satisfaction de recevoir de ses lettres directement, et qui ne seraient point écrites à la dérobée : les préoccupations perdraient toute leur amertume, si je pouvais me retremper fréquemment à cette source de résignation ; dites cependant bien à Eugénie, je vous prie, que si je m’agite souvent à cette idée, que je ne sais point encore quand arrivera le moment que j’appelle de tous mes vœux, c’est moins encore à cause de la privation pour moi d’un bonheur que je ne saurais trop désirer, qu’à cause du chagrin que j’éprouve de ne pouvoir faire cesser pour elle une existence si triste. Remerciez-la beaucoup des bons conseils qu’elle me donne, et que je tâcherai de suivre ; je m’efforcerai de penser qu’elle ne gémit pas autant que je me l’imagine, de ce froissement continuel qu’on fait éprouver à ses sentiments.
Je puiserai, dans cette douce philosophie du cœur, le calme qu’elle voudrait me voir, et je l’imiterai ; je tâcherai, en faisant tous mes efforts pour hâter le moment de notre réunion, d’oublier le présent, pour ne songer qu’à un avenir qui, grâce à elle, sera délicieux pour moi ; mais aussi ajoutez bien que j’en connais assez le prix, à l’avance, pour me promettre de faire tout ce qui dépendra de moi, afin de rendre heureuse cette existence qui m’est si chère. Rassurez ce cœur si prompt à s’alarmer, en disant quelques mots de ma santé, qui est bien meilleure, j’en suis certain, que cette autre santé dont on ne me parle point, et à laquelle nuisent toutes ces secousses morales qu’on ne lui épargne jamais. Je trouve, dans le travail, une précieuse distraction : puissé-je y trouver aussi la possibilité de hâter un moment qui sera le plus beau de ma vie. Racontez à ma bonne cousine que j’acquiers chaque jour de nouvelles preuves, chez mes excellents parents, d’une conformité complète entre mes sentiments et les leurs ; racontez-lui aussi que j’éprouve un bien grand bonheur dans les longues causeries que j’ai avec vous, et dont elle est l’objet presque constant ; je désire que vous lui disiez aussi combien vous vous montrez bonne pour elle et pour moi ; faites part enfin, à cette chère correspondante, du désir très vif que j’aurais de la voir aller faire à Arras[6] un petit séjour avec mon oncle, qui se trouverait très bien, j’en ai la certitude, de ce changement de place ; je regrette infiniment pour elle cette bonne compagnie de St Omer[7], qu’un triste événement a forcé à l’éloignement : par bonheur, la santé d’Eléonore semble ne devoir plus donner d’inquiétude. Si je vous demandais de vous faire l’interprète de toutes les pensées, qui m’occupent sans cesse l’esprit, votre papier n’y suffirait pas, mais je crois avoir répondu à la lettre de ma chère cousine : assurez-la donc de la vivacité des sentiments de son très affectionné cousin et ami. Encore quelques mots cependant, relatifs aux scrupules que s’est fait cette conscience si pure, à propos de cette lettre de moi, dont quelques passages ont été transcrits : Eugénie ne doit avoir, ce me semble, aucun remords de la réponse qu’elle a faite à son père. C’est de Lille que j’ai écrit, et cette lettre, sans quelques motifs particuliers, elle n’en aurait point eu connaissance : n’étais-je pas d’ailleurs dans mon droit, en remplaçant ainsi une seconde conversation que j’aurais si heureux d’avoir avec elle.

Je voudrais déjà être arrivée à demain, ma bonne amie, car je me représente toute la joie que te donnera cette lettre, à laquelle je ne puis rien ajouter ; je dois te faire cependant des excuses pour mon griffonnage ; tu ne peux pas te figurer la quantité de fois qu’on m’a interrompue, lorsque j’étais occupée à t’écrire : cette interruption, jointe au froid de mes doigts ont rendu mon écriture presque illisible. Je n’ai qu’un petit conseil à te donner, bonne petite Eugénie, en réponse à un des passages de ton avant-dernière lettre : c’est de rester à la maison toutes les fois que notre père en témoigne le moindre désir : tu dois dire à nos bonnes tantes[8] et à Eléonore qu’une fois que l’heure indiquée est passée, elles ne doivent pas t’attendre : elles comprendront parfaitement le motif qui te fera agir ainsi.

Adieu, adieu. Constant et moi t’embrassons de toutes nos forces.

F. Duméril


Notes

  1. Eléonore Vasseur, fille de Angélique Cumont et de Léonard Vasseur, cousine qui sert d’intermédiaire.
  2. Auguste Duméril l’aîné.
  3. Alexandrine Cumont.
  4. Louis Daniel Constant Duméril.
  5. Auguste Duméril, beau-frère de Félicité et fiancé d’Eugénie.
  6. Charles Auguste Duméril, frère de Félicité et d’Eugénie, vit à Arras.
  7. La famille de Florimond Duméril l’aîné réside à Saint-Omer ; l’une des filles, Eléonore est née en 1816.
  8. Deux sœurs et une belle-sœur d’Alexandrine Cumont habitent Lille : Césarine épouse Declercq, Fidéline épouse Vasseur et Esther Le Lièvre.

Notice bibliographique

D’après le livre de copies : lettres de Monsieur Auguste Duméril, 1er volume, « Lettres relatives à notre mariage », p. 211-217

Pour citer cette page

« Mardi 29 et mercredi 30 novembre 1842. Lettre de Félicité Duméril (Paris) à sa sœur Eugénie (Lille) », Une correspondance familiale (D. Poublan et C. Dauphin eds.), https://lettresfamiliales.ehess.fr/w/index.php?title=Mardi_29_et_mercredi_30_novembre_1842&oldid=40942 (accédée le 18 décembre 2024).

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