Mardi 19 juillet 1881
Lettre d’Alphonse Milne-Edwards (Marseille) à sa nièce Marie Mertzdorff, épouse de Marcel de Fréville (Nogent-le-Rotrou-Launay)
19 Juillet 1881.
Chère Marie
Ta lettre m’est arrivée ce matin seulement elle s’était probablement accrochée à quelque ronce du chemin car d’autres lettres plus récentes m’étaient distribuées hier et avant-hier. C’est le 14 que tu m’écrivais, bien loin du tapage de la ville, sous les beaux arbres de Launay, pendant ce temps j’étais pavoisé en rade d’Ajaccio[1] et la vent de la terre m’apportait les senteurs des plaisirs indigènes, grillades à l’huile, pots de goudron enflammé, transpiration cutanée et très corsée etc. etc.
Pour me reposer je cherche à me figurer que je suis avec vous et que moi aussi je contemple les progrès de ma petite Jeanne[2]. Je la compare à tous les bébés que je rencontre et hier j’ai été faire une promenade aux allées de Meilhan[3] (rendez-vous de nourrice) pour voir si les Poupons méridionaux valaient ceux du Nord. Jeanne est bien mieux qu’eux tous, elle est plus blanche, plus grasse, plus forte, plus réfléchie ; les petits et petites Marseillaises (appelés dans le pays les Petits Mocos[4]) sont tous criards et cependant ils ne sont pas sourds car quand l’un commence à piailler, ça excite les petits congé compatriotes et le concert commence, leur bouche se fend jusqu’aux oreilles, ils deviennent rouges, les nourrices les accompagnent en fausset, les passants s’en mêlent et les étrangers ahuris par ce tapage n’ont plus qu’à se sauver. Les nourrices du Nord sont aussi bien supérieures à celles du Midi. J’étudierai aussi encore la jeune population de Lisbonne et je te ferai part de mes réflexions à cet égard : pendant mon voyage, je m’occuperai à terre de Bébéologie comparée.
Il paraît que Crabe[5] fait trop bonne garde autour du berceau et que ses aboiements font sursauter la petite endormie. J’en demande pardon à la maman en invoquant la bonne intention du gardien et puis il est bon de s’habituer à dormir au bruit, je regrette bien qu’on ne m’ait pas bercé au fracas du canon. J’en profiterais ici au lieu d’en souffrir.
Je ne te trouverai plus à mon retour et je resterai probablement bien longtemps sans te voir car tu seras au bord de la mer jusqu’à la fin de Septembre ? Quel dommage de ne pouvoir passer ensemble quelques bonnes journées à Launay. Enfin il faut se résigner.
Je t’embrasse bien tendrement chère grande fille, je te charge de toutes mes caresses pour ma petite Jeannette dont j’ai parfaitement reconnu l’écriture, je lui répondrai bientôt.
Envoie mes amitiés à ton mari[6].
Notes
- ↑ Alphonse Milne-Edwards participe à l'exploration scientifique du Travailleur.
- ↑ Sa "petite-nièce" Jeanne de Fréville.
- ↑ Les allées de Meilhan sont un lieu de promenade en haut de la Canebière à Marseille.
- ↑ « Moco », en argot des marins, désigne un marin provençal, par opposition aux marins bretons dits «ponantais».
- ↑ Crabe, ou Krabe : le chien d’Alphonse Milne-Edwards.
- ↑ Marcel de Fréville.
Notice bibliographique
D’après l’original.
Pour citer cette page
« Mardi 19 juillet 1881. Lettre d’Alphonse Milne-Edwards (Marseille) à Marie Mertzdorff, épouse de Marcel de Fréville (Nogent-le-Rotrou-Launay) », Une correspondance familiale (D. Poublan et C. Dauphin eds.), https://lettresfamiliales.ehess.fr/w/index.php?title=Mardi_19_juillet_1881&oldid=59462 (accédée le 15 novembre 2024).
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