Mardi 17 juin 1879

De Une correspondance familiale

Lettre d’Aglaé Desnoyers (épouse d’Alphonse Milne-Edwards) (Paris ?) à Marie Mertzdorff (Vienx-Thann ?)

original de la lettre 1879-06-17 pages 1-4.jpg original de la lettre 1879-06-17 pages 2-3.jpg original de la lettre 1879-06-17 pages 5-8.jpg original de la lettre 1879-06-17 pages 6-7.jpg


Mardi 17 Juin 1879

Il me semble que j’ai promis un petit sermon ! Je vais donc, mon enfant chérie profiter de ce moment de calme pour venir causer un peu avec toi. Avant tout je veux t’embrasser tendrement pour la manière dont tu m’écris tout ce qui se passe en toi, ma chère petite fille. Il y a dans tout ce que tu me racontes du bon et du mauvais ; ce qu’il faut c’est donc de faire grandir le premier et d’étouffer le second. Si tu étais toujours contente de toi, et si tu te trouvais parfaite, j’en serais désolée ; mais je t’avoue que je ne suis pas contente de te voir si facilement démontée pour des riens ; dans la vie où on a plus de difficultés que d’autres choses, que deviendras-tu mon enfant chérie ?
Le bon Dieu a été envers toi d’une grande générosité ; il t’a donné de l’intelligence, au moins autant qu’à toutes les jeunes filles que tu connais ; tes maîtresses t’ont toujours regardée comme une de leurs bonnes élèves. A cela tu me répondras : « mais j’oublie tout ce que je savais » ; à quoi je te répondrai que tu es comme la plupart des personnes ; il serait en effet fort agréable de se rappeler tout ce qu’on a appris, mais on ne connaît que bien rarement une personne à laquelle arrive ce bonheur et je dirai plus, je ne connais pas une femme dans ces conditions. Vois Mme Dumas[1] qui est si intelligente ; elle oublie à mesure tout ce qu’elle a lu et ce n’est qu’à force de recommencer toujours qu’elle arrive à savoir les choses ; et cependant je te parle là d’une femme comme on en trouve peu. Jette un regard sur toutes les femmes que tu connais et tu verras qu’il leur manque à toutes quelque chose. Est-ce que par hasard tu aurais voulu que le bon Dieu te fît autrement que tout le monde ! Tu as passé convenablement ton examen. À cela tu me répondras : C’était si facile. Ça ne l’était pas plus pour toi que pour les autres. Tu lis vite, c’est un don, il faut en profiter pour lire beaucoup de choses sérieuses, qui achèveront parfaitement de te caser et de te remettre en mémoire ce que tu as appris
Tu te désoles de ne pas savoir bien travailler à l’aiguille. Là encore il y a de l’exagération, tu n’as pas en effet de facilité mais tu sais très bien coudre et pour le reste comme le bon Dieu t’a mise dans une position à pouvoir faire faire tes robes tu n’as pas besoin de trouver que tu n’es bonne à rien parce que tu ne les fais pas. Tu auras dans la vie quantité d’autres choses très utiles à faire. Aies beaucoup d’ordre, sois très soignée (je ne crains pas que tu deviennes coquette) et le manque de soin vient souvent de la paresse. Soit aimable et complaisante pour tout le monde. Ne quitte jamais une pièce sans avoir jeté un petit coup d’œil pour savoir si tout y est à sa place ; petit à petit tu arriveras à voir les choses sans même les regarder lorsque tu auras ta responsabilité de maîtresse de maison. Ne sois fière avec personne, ne parle pas de tes affaires mais tâche de montrer que tu sais t’intéresser à celles des autres ; tu n’es plus un enfant, il faut maintenant prendre part aux conversations générales et ne pas rester dans ton coin sans rien dire. La dernière chose est plus facile, mais là encore on céderait à un sentiment de paresse ; et les réunions deviendraient chose impossible si tout le monde en faisait autant. On peut causer et rire sans pour cela faire la coquette. Du reste tu es très bien dans le monde, tu n’as qu’à continuer, mais en te donnant un peu plus de mal.
Quant à avoir tes préférences pour une chose ou pour une autre, il n’y a aucun mal là-dedans, et s’il en était autrement, tu serais la première à t’accuser de n’avoir aucune volonté. Lorsque tu vois que ton papa[2] préfère quelque chose cède de bonne volonté ; mais pour des enfantillages comme de prendre un chemin ou un autre, il n’y a là rien de sérieux et tu n’as pas même à y repenser. Un regard vers le bon Dieu suffit. Depuis quelque temps tu es moins indécise et je suis sûre que pour les grandes choses tu ne le seras plus du tout. Ce que tu peux te dire c’est que le bon Dieu t’a donné un jugement très bon. C’est là la chose la plus précieuse dans la vie, car sans jugement, l’esprit est moins que rien et pour tout le reste de même. Remercie la Providence de t’avoir donné ce jugement sain, qui te fera te conduire toujours bien dans la vie et t’empêchera de prendre [  ] la mauvaise route.
C’est là le fond de ton caractère et c’est pour cela que je suis si tranquille sur ton sort. Quant aux petites indécisions de la vie ne t’en occupe pas. Mettre telle ou telle robe && la question n’est jamais bien grave ; seulement lorsque tu as pris ton parapluie je ne veux pas que tu le laisses chez le concierge. Une fois la décision prise il ne faut plus y penser.

Voilà déjà bien du papier griffonné et il me reste encore une grave question. Le physique. Là encore tu as à remercier Dieu, tu peux passer partout sans être remarquée ; on ne dira jamais que tu es admirable mais on ne dira jamais que tu es affreuse. Tu es plutôt agréable parce que tu es naturelle et que tu as l’air bon. Maintenant tu ferais bien de tâcher de mettre plutôt tes pieds autrement que l’un sur l’autre et de ne pas te tenir les 2 pour travailler, mais si tu fais attention à ces petites choses, tu es vraiment à mettre parmi les personnes bien. Tu vas peut-être trouver mon discours un peu long, mon enfant chérie ; mais vois-tu le sujet m’entraîne.
Ce que je veux c’est que tu remercies continuellement Dieu de tout ce qu’il a fait pour toi et que tu lui demandes bien de te guider. Comme tu es sûre en le demandant du fond du cœur d’être exaucée, tu peux aller tranquillement, sûre d’être dans la bonne voie.
Lis le 22e chapitre de l’imitation (du souvenir des divers bienfaits de Dieu), médite-le un peu. C’est là la pénitence que je te donne.

Adieu, ma fille chérie, il me semble que j’en aurais encore bien long à t’écrire. Mais l’heure de la poste me dit de faire partir ce griffonnage.
Compte sur ma tendresse, elle ne te fera jamais défaut car tu es comme ta petite sœur[3] mon enfant chérie.
AM


Notes

  1. Probablement Hermine Brongniart, épouse de Jean Baptiste Dumas.
  2. Charles Mertzdorff.
  3. Emilie Mertzdorff.

Notice bibliographique

D’après l’original

Pour citer cette page

« Mardi 17 juin 1879. Lettre d’Aglaé Desnoyers (épouse d’Alphonse Milne-Edwards) (Paris ?) à Marie Mertzdorff (Vienx-Thann ?) », Une correspondance familiale (D. Poublan et C. Dauphin eds.), https://lettresfamiliales.ehess.fr/w/index.php?title=Mardi_17_juin_1879&oldid=40748 (accédée le 20 avril 2024).

D'autres formats de citation sont disponibles sur la page page dédiée.