Jeudi 17 septembre 1846 (B)

De Une correspondance familiale

Lettre d’Auguste Duméril (Bonn)à son épouse Eugénie Duméril (Paris)


d’André Auguste Duméril

Bonn. Jeudi 17 Septembre 1846, 9 h ¼ du soir.

C’est pour moi une si grande consolation au regret de ne point être avec toi, que de t’écrire, chère petite bonne amie, que je prends, de nouveau, la plume, ce soir, pour te parler de la journée, si pleine, qui vient de s’écouler. Je me figure que ce qui est un si grand plaisir pour ton petit mari ne peut pas être sans quelque charme pour toi. C’est cependant un grand hasard que je puisse t’écrire ce soir : il ne faut donc pas t’attendre à une lettre chaque jour. Tout à l’heure, en finissant mon dîner solitaire, au bout d’une immense table, où sont venus s’installer successivement de nombreux groupes, j’ai éprouvé un serrement de cœur, en voyant ceux qui paraissaient si heureux, de n’être pas seuls. Ce sont les jeunes ménages, qui peuvent avoir quelque analogie avec nous, dont j’envie le sort. Ce serait si bon, de pouvoir causer avec toi, de tout ce qui est arrivé dans la journée. Mais, point de regrets inutiles, et pensons, chère petite bonne amie, au bonheur extrême que nous procurera notre réunion. Adèle[1] me reconnaîtra-t-elle ? Tes nuits sont bonnes, n’est-ce pas, cher petit ange, tu dors d’un sommeil tranquille, et tu te refais, des fatigues que t’avaient causées les derniers jours de voyages. Imagine-toi que, s’il y a demain une lettre de toi, pour moi, à Mayence, comme je l’espère tant, il ne me sera probablement pas possible de l’avoir, avant samedi matin, attendu que je n’arriverai à Mayence que demain soir, sur les 7 heures, au plus tôt, et je ne pense pas qu’il y ait possibilité, à cette heure-là, d’aller à la poste. Il n’y a pas moyen d’arriver plus tôt. Je partirai à 8 heures du matin, de Bonn, et je n’arriverai à Mayence qu’au bout de 11 heures de voyage : mais aussi, j’aurai fait 40 à 45 lieues, sur le Rhin. C’est demain, le jour où je verrai cet admirable pays, dont j’ai vu aujourd’hui l’une des plus belles parties, si ce n’est la plus belle, à ce qu’on dit. Ce matin (jeudi) nous avons pris, M. Darancourt[2] et moi, une voiture découverte, et un guide, parlant très bien le français, et nous nous sommes fait conduire dans les environs de Bonn, qui sont admirables. Le Kreuzberg, où nous avons été d’abord, est une montagne, d’où l’on a une vue superbe du Rhin, et de ses rives. On voit là, dans une chapelle, une vingtaine de moines, qui ayant été enterrés là, se sont complètement momifiés, sans aucune préparation. Un, entre autres, mort il y a 400 ans, a sa peau parfaitement conservée, dans certains points. On voit, en outre, à cette chapelle, un escalier sacré, de 86 belles marches, en marbre, que l’on ne monte que sur les genoux, comme celles du Vatican, à Rome, et celles de Jérusalem. Ce témoignage de la dévotion du peuple est très intéressant à voir, comme étude de mœurs. Du Kreuzberg, nous sommes allés au Rolandseck, autre montagne, très élevée, d’où l’on jouit également d’une admirable vue. Quelques ruines ajoutent à l’aspect imposant de cette montagne, d’où l’on domine sur deux belles îles du Rhin, sur l’une desquelles est construit un très beau bâtiment, aujourd’hui hôpital, autrefois couvent. Mais j’aurais dû te dire que, avant le Rolandseck, nous avions gravi une autre montagne, le Godesberg, où se trouvent de belles ruines, et d’où la vue est magnifique. Nous avons traversé le Rhin en barquette, en descendant du Rolandseck, et nous sommes venus voir ce que l’on dit être la plus admirable position des bords du fleuve, je veux parler du Drachenfels, vaste montagne que nous avons mis ¾ d’heure à gravir. De là, on a sous les yeux le panorama sublime que le soleil malheureusement n’éclairait pas tout à fait assez, mais cette teinte, un peu sombre, ajoutait encore à l’aspect grandiose et imposant de ce beau fleuve, et de ses rives montagneuses. Le Drachenfels fait partie d’une réunion de 7 montagnes, très élevées aussi, mais moins que la première. Je n’avais jamais rien vu de semblable, aussi, me suis-je laissé aller, tout franchement, à mon admiration, que partageait mon compagnon, mais qu’il aurait été bien doux pour moi de te faire partager.

De cette montagne si élevée, nous sommes rapidement redescendus, parce qu’on apercevait le bateau à vapeur, que M. Darancourt devait prendre, pour aller coucher à Koblenz. Quant à moi, après avoir hésité, si j’associerais ma fortune à la sienne, j’avais renoncé à ce départ, pour voir l’Université, que j’aurais regretté de n’avoir pas visitée. Il était 2 heures, quand nous nous sommes quittés, après avoir échangé nos cartes, pour nous faire connaître nos adresses mutuelles. J’irai sans doute lui faire visite à Paris. J’ai repris alors la voiture, qui était restée de l’autre côté du fleuve et je suis rentré en ville. Je me suis fait conduire ensuite par mon guide à l’Université, dont j’ai visité la plus grande partie, et les collections. Celles d’histoire naturelle sont dans un ancien palais de l’électeur, lequel est à un petit ¼ d’heure de la ville, dans une charmante position, au bout d’une grande et belle allée de châtaigniers. Ils ont beaucoup d’animaux empaillés, et parmi ceux-ci, de très belles choses, remarquables par la perfection de l’empaillage. Les salles sont grandes et vastes, les armoires sont très belles, et fort bien disposées. C’est vraiment une très belle chose. Je tâcherai d’y voir, demain matin, de très belles peintures à fresque, en voie de terminaison. Toutes ces ascensions, et les courses dans la ville, m’ont fatigué. J’ai bien dîné, et je vais bien dormir, afin de pouvoir jouir complètement de ma journée de demain, qui ne sera pas fatigante. S’il pouvait faire aussi beau, ou même un peu mieux qu’aujourd’hui, je serais bien content. Demain, pour pouvoir aller coucher à Mayence, je passerai devant Koblenz, sans y entrer : il n’y a de vraiment curieux que le fort, et on le voit du bateau.

Combien je suis personnel, chère petite mignonne, je ne parle que de moi : il me reste cependant assez de papier pour te dire combien, chère Eugénie, je t’adore, et pour t’envoyer non pas deux, mais deux cents bons baisers, comme nous aimons tant à nous les donner.

Je pense qu’on comprendra qu’en t’écrivant, c’est écrire à chacun : sois donc mon interprète pour faire connaître à mes parents[3] les passages de ma lettre qui peuvent les intéresser, et pour leur transmettre mille compliments affectueux.

Je viens de passer une excellente nuit, qui m’a parfaitement reposé. Le temps, qui est un peu sombre, paraît vouloir se découvrir. Vendredi matin 7 h.


Notes

  1. Adèle Duméril, leur fille.
  2. M. Darancourt, banquier rencontré pendant le voyage.
  3. André Marie Constant Duméril et Alphonsine Delaroche.

Notice bibliographique

D’après le livre de copies : Lettres de Monsieur Auguste Duméril, 2ème volume, « Lettres écrites par Eugénie et par moi, pendant mon voyage sur les bords du Rhin, en Septembre 1846 », p. 474-479

Pour citer cette page

« Jeudi 17 septembre 1846 (B). Lettre d’Auguste Duméril (Bonn)à son épouse Eugénie Duméril (Paris) », Une correspondance familiale (D. Poublan et C. Dauphin eds.), https://lettresfamiliales.ehess.fr/w/index.php?title=Jeudi_17_septembre_1846_(B)&oldid=39885 (accédée le 24 avril 2024).

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