Dimanche 19 mars 1815

De Une correspondance familiale

Lettre d’André Marie Constant Duméril (Paris) à sa mère Rosalie Duval (Amiens)

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n° 231

Paris le 19 mars 1815

Ma chère mère, si je ne vous ai pas écrit depuis longtemps, c’est que je n’avais rien de bien important à vous mander et que je vous savais instruite, ainsi que toute la famille, par la correspondance de Montfleury[1], de tout ce qui nous intéressait. quelle raison aurais-je de vous en vouloir comme vous me le faites entendre ! mes nombreuses occupations ont seules été cause de mon apparente négligence. je mène une vie si active, qu’à peine puis-je maintenant m’asseoir pour un quart d’heure à mon bureau et que le plus souvent les visites arrivent pour m’interrompre. à toutes mes occupations antérieures, se joint ma pratique médicale qui absorbe tout mon temps et me le fait user de manière à ne pouvoir m’en rendre compte, tant il m’est peu profitable, sous le rapport de l’agrément. les devoirs de société viennent ensuite prendre le peu de loisir qui me reste ; de sorte que quoique assez matinal et me couchant fort tard, il se passe rarement une journée dans laquelle j’aie pu faire tout ce que je devais. Voilà ma vie quotidienne. toujours pressé, toujours en arrière. je ne fais pas tout ce que je voudrais et mon activité ne me suffit pas quoiqu’elle me fatigue.

Ma femme[2] est dans ce moment légèrement indisposée. mais tout porte à croire que cela dépend d’une grossesse commençante laquelle n’est pas encore avouée[3] ; mais qui peut dater de deux mois. je m’en félicite pour elle, si nous avons le bonheur d’avoir une fille. nos deux garçons[4] réussissent très bien. notre petit Auguste est un très bel enfant, qui prospère à ravir ; dont les couleurs et l’embonpoint font plaisir à voir. depuis qu’il marche seul, son intelligence s’est beaucoup développée : il ne dit que quelques mots encore ; mais il comprend tout. il sait s’amuser seul et surtout il a beaucoup de gaieté. il est même un peu Bouffon. L’aîné commence à lire et à écrire passablement. il a de la mémoire et de l’intelligence. nous sommes très contents de son développement moral et Physique.

Vous me parlez de Montfleury. je n’ai reçu qu’hier la lettre que son père m’a écrite le quatorze mars. je ne puis vous dissimuler que ses manières en général n’ont changé en aucune façon depuis qu’il est à Paris.

Soit enfantillage, soit mauvaise volonté, il semble avoir pris à tâche de faire peu d’efforts sur lui-même, comme pour intéresser moins et afin de retourner à amiens. le peu d’exhortations que je lui ai faites n’ont servi à rien. ou il est absolument nul dans la société où il n’apporte que de la gaucherie ; ou il y prend un ton tranchant qui lui est naturel et dont il ne se doute pas. il n’a rien gagné depuis qu’il est chez M. Butet. quant à ses études, il a laissé entrevoir qu’il ne voulait pas trop y briller, comme pour me punir du conseil que j’ai donné de les lui faire continuer. de sorte qu’il y a mis une indifférence assurée qu’il savait me déplaire ; mais dont il semblait jouir. pour les manières, le peu d’observations que je lui ai faites ont été comme non avenues. il n’a pas fait le moindre effort pour se corriger. à son arrivée, je l’avais engagé à prendre dans ma bibliothèque les livres qui pourraient lui convenir. il n’y est jamais entré. quand il lui passe par la tête de lire chez moi il cherche quelque livre de contes d’enfants ; mais il ne m’a demandé aucun ouvrage de science ou de littérature. voulant rompre un peu cette manière, je l’avais engagé à relever dans le catalogue de ma bibliothèque, qui est fort nombreuse, les numéros qui indiquent leur placement sur les tablettes et dans les corps d’armoire, afin de les y reporter par ordre des matières et des noms d’auteur. ce travail devait le familiariser avec mes livres et il m’aurait été utile puisque, depuis cinq mois, je n’ai pas encore eu le temps d’en relever la moitié. il y a travaillé une matinée et depuis il ne m’en a plus reparlé. il vient assez régulièrement dîner et déjeuner les jeudis et les dimanches. il arrive, part et revient sans nous dire où il va, ni ce qu’il deviendra. j’avoue que pour le moment il m’est impossible de l’admettre journellement à ma table et de me charger de son éducation civile. elle est tout à fait manquée et comme il ne met aucune bonne volonté pour se réformer à cet égard, je ne me sens pas le courage de revenir dix fois sur les mêmes petits détails. car je crains que par l’habitude, vous ne vous en soyez pas aperçu. il est presque comme un sauvage qui ne sait tenir ni sa fourchette, ni son couteau, ni porter à la bouche, ni boire comme notre état de société l’exige. que faire dans cette circonstance et surtout dans l'état de crise où Paris se trouve ! je ne vois aucun moyen de lui procurer la pension qui lui conviendrait. avec une assez forte dose d’amour-propre il croit que ses connaissances acquises peuvent lui tenir lieu de dehors aimables. il se plait dans cette sorte d’originalité où il semble croire qu’avec ce qu’il sait il n’a pas besoin d’être agréable aux autres. cependant dans l’état qu’il veut embrasser l’un des premiers moyens d’avancement c’est d’être aimable et l’homme le plus instruit, s’il a l’écorce rude, avance difficilement dans le monde.

je vais répondre à son père et mettre ma lettre sous ce pli. à toutes les raisons que je viens de vous dire se joignent diverses circonstances qui s’opposeraient jusqu’à un certain point à l’ordre de ses études : je demeure très loin de la faculté[5] et du quartier latin où se donnent les principaux Cours. le collège de France, l’école normale, le jardin des plantes où les élèves qui veulent bien employer leur temps se rendent successivement. l’heure des repas est tout à fait différente pour les élèves en médecine que et pour les gens du monde. à tel point que lorsque mon beau-frère Delaroche[6] faisait ses études, il avait loué une chambre dans le quartier pour y passer la journée. le plus souvent même il y couchait pour ne pas être obligé de revenir rue Favart où demeuraient ses parents, avec lesquels les leçons qu’il avait à suivre l’empêchaient de se trouver à dîner.

La plupart des élèves en Médecine, ou se nourrissent chez les restaurateurs, ou ils ont ce qu’on appelle des pensions Bourgeoises, soit dans les maisons-mêmes ou hôtels garnis dans lesquels ils demeurent, soit chez des particuliers qui ne leur donnent qu’à dîner. ce ne serait pas là où il apprendrait l’usage du monde et je suis persuadé que par ses gaucheries il s’y attirerait de la part des commensaux les plus grands désagréments.

ce n’est pas l’usage à Paris que l’on reçoive dans les familles des jeunes-gens honnêtes. à moins que ce ne soit des parents. je connais un chirurgien instruit, Professeur particulier d’accouchement, qui reçoit des pensionnaires, qui se charge de la direction de leurs études ; mais je sais qu’il est très exigeant et je craindrais que montfleury, accoutumé qu’il était à une indépendance absolue, ne se trouvât très mal de ce genre de vie.

Cependant le temps presse et puisque mon frère et vous avez la faiblesse de céder à l’intention formelle qu’il a manifestée de quitter la maison de M. Butet ; il faut voir quel parti il conviendra de prendre ! quant à moi je persiste aussi dans la résolution de ne l’admettre à demeure chez moi que lorsqu’il se sera formé et qu’il saura ce que c’est que de vivre en société. car jusqu’ici il n’a pas su encore témoigner à sa tante ou à moi la moindre déférence ni le plus petit mot de reconnaissance pour les attentions qu’on a eues pour lui mais dont il n’a pas eu l’air de s’apercevoir.

je croyais vos douleurs d’oreille tout à fait terminées avec l’abcès qui les déterminait. s’il y a encore de la suppuration il faudrait y faire des injections avec de l’eau miellée et un peu d’huile dans laquelle on mettrait par suite un peu d’eau-de-vie.

Voilà des événements qui peuvent apporter de grands changements[7]. je ne vous en parle pas parce que les journaux vous mettront mieux au courant de tout ce qui se passe. nous autres bourgeois nous ne pouvons voir dans cette guerre que celle de la patrie. au reste on est à paris aussi tranquille qu’on peut l’imaginer. vous savez, à ce que j’ai appris par Montfleury, que l’hôtel où j’avais loué a été loué à fin des baux actuels à l’administration des douanes et que par conséquent dans une année nous devons changer de logement. j’en suis fâché car nous étions très bien.

Veuillez présenter nos amitiés à Reine et à Désarbret[8] et les recevoir ainsi que mon père[9].

Votre fils


Notes

  1. Florimond dit Montfleury (le jeune), neveu d’André Marie Constant Duméril, est étudiant à Paris ; il porte les mêmes prénom et surnom que son père (l’aîné).
  2. Alphonsine Delaroche.
  3. Caliste Duméril naîtra le 14 octobre.
  4. Louis Daniel Constant (né en 1808) et Auguste Duméril (né en 1812).
  5. Les Duméril habitent rue Montmartre.
  6. Etienne François Delaroche.
  7. Le 1er mars 1815 Napoléon, ayant quitté l’île d’Elbe, débarque en Provence ; la nouvelle est bientôt connue à Paris. Le 19 mars Louis XVIII quitte les Tuileries, et le 20, après une marche triomphale, Napoléon y parait.
  8. Reine, sœur d’AMC Duméril et Joseph Marie Fidèle dit Désarbret, leur frère.
  9. François Jean Charles Duméril.

Notice bibliographique

D’après l’original (il existe également une copie dans le livre des Lettres de Monsieur Constant Duméril, 3ème volume, p. 127-134)

Annexe

C. Duméril

Pour citer cette page

« Dimanche 19 mars 1815. Lettre d’André Marie Constant Duméril (Paris) à sa mère Rosalie Duval (Amiens) », Une correspondance familiale (D. Poublan et C. Dauphin eds.), https://lettresfamiliales.ehess.fr/w/index.php?title=Dimanche_19_mars_1815&oldid=39440 (accédée le 21 décembre 2024).

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