Mercredi 28 juillet 1880

De Une correspondance familiale

Lettre d’Aglaé Desnoyers (épouse d’Alphonse Milne-Edwards) (Launay-Nogent-le-Rotrou) à Marie Mertzdorff (épouse de Marcel de Fréville) (Villers-sur-mer)

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Launay Mercredi 28 Juillet

Si tu savais, ma chère petite fille, comme tes lettres me font plaisir ; je les lis et relis bien des fois ; il me semble alors que tu es là près de nous, que tu me parles ; et cette illusion m’est bien douce. Tu as très bien fait de t’oublier dans tes comptes ; rien ne me fait plus de plaisir que de savoir que tu prends ta nouvelle vie sérieusement, et que tu ne cherches pas à remettre au lendemain les choses ennuyeuses, qui par cela même le deviendraient doublement. Tâche de te rendre bien compte des dépenses de cuisine ; au bord de la mer la surveillance est encore plus facile et tu peux ainsi gagner de l’expérience qui te sera fort utile ; avant tout il faut être juste et ne pas faire des observations à tort et à travers ; mais il ne faut pas non plus laisser aller les choses, se mettre un bandeau sur les yeux de peur de voir et tout à coup l’arracher. Une personne bien et honnête préfère même qu’on s’intéresse au prix des choses, et qu’on ne lui laisse pas trop la bride sur le cou. Voilà ma petite Dame une causerie un peu trop sérieuse peut-être, et je vous entends me dire : « mais je sais tout cela depuis longtemps ; peut-être même ajouteras-tu, et je mets tout cela en pratique. » Alors je t’embrasse tendrement pour te récompenser, car ce sont choses fort ennuyeuses, je te demande pardon de cette longue tartine et je prends ma plus fine écriture pour causer bien longtemps avec toi ma fille chérie.

Imagine-toi que toute la nuit j’ai soigné deux petits jumeaux, il manquait des langes et j’étais forcée d’en prendre deux dans l’armoire des pauvres ; ils (les jumeaux) avaient de bonnes petites figures rondes assez gentilles, je les vois encore, et de petits corps si petits qu’on avait peur à les tenir, mais le tout était en bon état. Tu comprends que ce matin en me réveillant j’étais un peu fatiguée d’une nuit aussi agitée ; il m’a fallu un bon petit moment pour reprendre mes idées, et comprendre que tout était rêve. Quelle chose extraordinaire que ce travail de l’esprit lorsqu’on dort et qu’on a l’air si calme. C’est peut-être toi qui avais fait naître dans mon imagination tout ce drôle de rêve. Comme tu ne me parles pas de ta santé, j’en conclus que tu continues à être tout à fait bien ce qui me rend fort heureuse.

1 heure. J’ai dû interrompre mon bavardage ce matin, car il nous est arrivé une dépêche annonçant l’arrivée de M. Edwards[1] et de Jean[2] pour aujourd’hui.

2h. Bien vite on a préparé tout pour les recevoir et maintenant je reviens te faire une petite visite jusqu’au moment de partir au chemin de fer au-devant de notre père ; la voiture doit l’y attendre ; mais Je ne la trouve pas assez aimable pour l’y laisser seul.

On m’apporte à l’instant une lettre de ton oncle[3] que j’attendais avec une bien grande impatience, car j’étais sans nouvelles depuis 10 jours, sauf une dépêche reçue il y a 8 jours mais qui ne donnait aucun détail. Il paraît que les dragages[4] ont apporté de très bons résultats ; chaque coup de drague allant à 2 500 m, on a obtenu des espèces nouvelles et un grand nombre d’autres très intéressantes ; en somme ton oncle paraît satisfait et ne pas avoir été trop malade ; il m’écrit en arrivant à Santander où il devait faire mettre sa lettre à la poste ; il pense terminer ce voyage au commencement d’Août, et son grand désir est de revenir par Launay afin de nous ramener à Paris en même temps que lui ; je pense que ce sera vers le milieu de la semaine prochaine, dans 8 jours.

Je comprends que la bonne vie que tu mènes à Villers soit de ton goût, jouis-en bien, mon enfant chérie ; le bon moment passé près de ton mari[5] lorsqu’il travaille ne doit pas être le plus désagréable ; on est si heureux lorsqu’on vit complètement avec son mari, dans cette bonne vie intime, qu’aucun plaisir ne peut tenter. Je pense bien à ton ennui de rester une journée et une nuit seule ; il est fâcheux que tu n’aies pas eu la bonne compagnie de Mme de Fréville[6] pour te consoler de l’absence de ton cher mari.
Tu es très heureuse d’avoir ta table si bien approvisionnée de poissons et crevettes !

Adieu, ma chère petite Marie, je n’ai que bien peu de temps pour te répéter combien je t’aime et te charger de mille choses bien affectueuses pour Marcel.
AME

Parle-moi un peu de Mme de la Serre[7] dans ta prochaine lettre, il y a bien longtemps que je n’ai eu de ses nouvelles.
Lorsque tu verras Marie Des Cloizeaux embrasse-la bien fort pour moi, tu sais que je l’aime beaucoup.


Notes

  1. Henri Milne-Edwards (« notre père »).
  2. Jean Dumas, petit-fils d’Henri Milne-Edwards.
  3. Alphonse Milne-Edwards.
  4. Dragages lors de l’expédition duTravailleur.
  5. Marcel de Fréville.
  6. Sophie Villermé, veuve d’Ernest de Fréville et belle-mère de Marie Mertzdorff.
  7. Louise de Fréville, épouse de Roger Charles Maurice Barbier de la Serre.

Notice bibliographique

D’après l’original

Pour citer cette page

« Mercredi 28 juillet 1880. Lettre d’Aglaé Desnoyers (épouse d’Alphonse Milne-Edwards) (Launay-Nogent-le-Rotrou) à Marie Mertzdorff (épouse de Marcel de Fréville) (Villers-sur-mer) », Une correspondance familiale (D. Poublan et C. Dauphin eds.), https://lettresfamiliales.ehess.fr/w/index.php?title=Mercredi_28_juillet_1880&oldid=35137 (accédée le 15 novembre 2024).

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