Fin février ou début mars 1816

De Une correspondance familiale


Lettre de Louis Benoît Guersant (Paris) à son ami Pierre Bretonneau (Tours)


1816

Enfin, mon cher ami, j’ai pu me vaincre assez pour rompre mon trop long silence. Tout paresseux que je suis, le vice ne m’a pas encore tellement corrompu que je ne m’aperçoive pas de mon fatal penchant à la paresse. Oui, mon ami, je me sens bien coupable, je le confesse ; mais ce qui me console, c’est que vous l’êtes presque autant que moi. Au reste, vous avez dû voir que si je ne réponds pas exactement à vos lettres, au moins j’en fais bon usage, et qu’à peu de chose près j’ai fait imprimer presque en entier une de vos dernières épîtres ; nous savons ce que vaut une ligne, nous autres auteurs de dictionnaire à soixante-douze francs la feuille.

Je vous parle ainsi parce que je pense que vous avez dû lire votre article Abeille, dans l’article Epizootie. Au reste, si vous ne l’avez pas lu, je vous envoie par votre voisin, M. Dromery, un des exemplaires que j’ai fait tirer à part et que j’ai augmenté d’un supplément sur la clavelée. Lisez, je vous prie, tout cela, mon cher ami, et dussiez-vous ronfler vingt-quatre heures de suite, lisez-le assez pour me donner franchement quelques avis sur la forme et le fond. Vous m’écrirez vos observations sur une feuille volante que vous m’enverrez ; je tiens beaucoup à cette revue critique, que je vous prie en grâce de faire sans ménagement, afin que je puisse en profiter.

Mais c’est trop parler de moi quand je devrais vous entretenir de vous et de vos amis. Duméril et Savigny étaient, comme vous savez, en concurrence[1]. Duméril ne l’a emporté que de trois voix ; il en a eu vingt-huit et Savigny vingt-cinq. Ils se sont conduits l’un et l’autre en braves gens. Aucun n’a cherché à déprécier l’autre, mais Duméril a eu des amis beaucoup plus chauds et beaucoup plus actifs ; il l’a emporté, j’en suis bien aise, car je crois que s’il n’avait pas réussi cette fois-ci, il aurait eu de la peine à arriver une autre fois. C’est cependant fâcheux pour Savigny, qui n’a rien, car on vient de lui supprimer les appointements des membres de la commission chargée de travailler à l’ouvrage sur l’expédition d’Egypte, et le voilà réduit à vivre sur quelques centimes arriérés qui lui sont dus.

Néanmoins, je l’ai trouvé très calme et moins abattu que je ne l’aurais cru. S’il survenait d’ici peu de temps une place vacante, je ne doute pas qu’il ne fût nommé ; mais ces zoologistes ont la vie dure : celui qui vient de mourir avait plus de quatre-vingt-dix ans, et si les autres se font attendre aussi longtemps, Savigny court grand risque de ne pas arriver de sitôt.

Quant à vous, mon ami, on me dit que vous avez pris la médecine clinique en belle passion et que vous passiez votre vie au lit des malades et dans la salle des morts. Je vous reconnais bien là. Pour moi, mon cher ami, je vois aussi beaucoup de malades, mais peut-être un peu trop en courant pour ma propre instruction. Je brûle les jours qui s’écoulent comme des heures, et je tâche de gagner le plus d’argent possible, car j’en ai grand besoin. Ma femme, comme vous savez, s’est avisée de faire une fille, et me voilà, mon cher ami, avec trois filles ; du reste la dernière fille est assez gentille et la mère se porte bien.

Ce pauvre Duméril n’est pas si heureux que nous de ce côté ; sa petite est morte il y a quelques jours[2], et c’est un grand chagrin, surtout pour la mère[3].

Mille amitiés de la part de ma femme, mon cher ami, et surtout de ma part ; ne m’oubliez pas, je vous prie, auprès de Mme Bretonneau, Pierre (1778-1862) et ses prochesBretonneau]][4], et surtout écrivez-moi.

Tout à vous.


Notes

  1. Jacques René Tenon (1724-1816) étant mort en janvier, Duméril et Savigny sont en concurrence pour obtenir la place vacante.
  2. La petite Caliste Duméril, née en octobre 1815, est morte le 23 février 1816.
  3. Alphonsine Delaroche.
  4. Marie Thérèse Adam, première épouse de Pierre Bretonneau, Pierre (1778-1862) et ses prochesBretonneau]].

Notice bibliographique

D’après Triaire, Paul, Bretonneau et ses correspondants, Paris, Félix Alcan, 1892, volume I, p. 283-285. Cet ouvrage est numérisé par la Bibliothèque inter-universitaire de médecine (Paris)

Pour citer cette page

« Fin février ou début mars 1816. Lettre de Louis Benoît Guersant (Paris) à son ami Pierre Bretonneau (Tours) », Une correspondance familiale (D. Poublan et C. Dauphin eds.), https://lettresfamiliales.ehess.fr/w/index.php?title=Fin_f%C3%A9vrier_ou_d%C3%A9but_mars_1816&oldid=43162 (accédée le 21 novembre 2024).

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