Mercredi 24 octobre 1917 (A)

De Une correspondance familiale



Lettre de Damas Froissart (Brunehautpré) à son fils Louis Froissart (mobilisé)


original de la lettre 1917-10-24A pages 1-4.jpg original de la lettre 1917-10-24A pages 2-3.jpg original de la lettre 1917-10-24A pages 5-8.jpg original de la lettre 1917-10-24A pages 6-7.jpg


Brunehautpré, le 24/10 17

Mon cher Louis

Pourquoi ne t’ai-je pas écrit depuis longtemps : ce n’est pas parce que je ne pense pas à toi, ni parce que je fais des choses très importantes, ni parce que je dresse un Pur sang. Je fais de la correspondance abrutissante, de la besogne abrutissante : Je suis pourtant attelé à une tâche absorbante mais scientifique à savoir quel tort fait aux terres de Brunehautpré un fermier[1] qui, au mépris des conditions formelles de son bail vend 300 mètres cubes de trèfle, ramassés sans être lié, et empilé tel quel sur 10 m de large, 34 m de long et 5 à 12 m de hauteur, selon les endroits, dans la « grande grange » ! Il a mis son doigt dans l’engrenage Britannique et aura quelque peine à s’en tirer, à supposer qu’il le désire ? Un grand truc des Anglais c’est d’offrir des machines à battre, des machines à faire des balles de fourrages à la [  ] en stipulant, en échange non pas des espèces mais un paiement en paille ou en foin, et ces sortes de ventes volontaires ne dépendent pas des réquisitions qui nous menacent au titre Français ou au titre Anglais ! Tu vois quels désastres nous menacent outre que les engrais coûtent 5 fois plus cher qu’avant la guerre, voici que la faible, très faible récolte de cette année ne va pas être convertie en fumier parce qu’elle est en partie Réquisitionnée ou vendue : entre temps la Nature (qui a horreur du vide) fait pousser toutes les saletés possibles dans les terres ! Comment récolter ? apprends à vivre de la racine des arbres, jadis offertes au père Adam à sa sortie du Paradis terrestre !

J’ai été tout à fait sur le point d’assigner Sainte  Maresville en Dommages Intérêts mais j’ai horreur des procès, et aussi il fallait justifier un chiffre d’où pourparlers avec mes « auteurs agricoles », avec un [Pérol] professeur, pour arriver à des chiffres bien incertains : j’ai, en tous cas, envoyé un huissier à Sainte Maresville, pour qu’il prenne mes recommandations plus au sérieux mais il était tellement emberlificoté à l’avance par des promesses de vendre (tant aux Anglais qui lui avaient [fariné] la [  ] qu’à un marchand de Fourrage de Boulogne), qu’il a passé outre. Il s’agit de trèfles avariés mais qui feraient très bien comme litière et que je me refuse à laisser vendre parce que c’est le principe ! Bref, nous sommes en plein conflit, avec désir d’échapper au procès, mais sans certitude qu’il n’y en aura pas : Tout cela est infiniment plus absorbant que tu ne pourrais le supposer et çà empoisonne l’existence ! Avec cela il n’a pas payé son terme de juillet et ne rembourse rien des 60 000F qu’il me doit. Nos rentrées sont bien compromises !

J’ai, avec cela, des bâtisses en train de se faire au Ménage et à Campagne depuis 3 mois et pour lesquelles je n’ai pas les ouvriers les plus nécessaires et ça reste lamentablement en panne.

As-tu su que nos boches se mettent en grève : à Dommartin, le jeune (relatif) les a soumis en 24 heures : ici ça a duré 6 jours, alors que Sainte Maresville a tant de travail en retard ! Et voilà que, pour comble, on retire ici, à Campagne et Tortefontaine, les équipes importantes de boches arrivées pour la moisson. Que de choses vont se perdre ! de ce chef. Des sangliers avaient retourné le sol il y a quelques jours près de nos pommes de terre à Dommartin sans toucher à celles-ci : ils avaient sans doute mangé ailleurs ! La chasse est ouverte depuis dimanche : j’avais devancé l’ouverture pour tuer quelques lièvres. Que tout cela m’intéresse peu, seul ! Heureusement Degroote[2] m’a aidé. (voir suite)

Suite

Et, d’une manière générale, comme je me sens vieillir, en voyant cette guerre se prolonger et nous ruiner sûrement quelle que soit l’issue qui ne permettra jamais d’obliger les boches à nous indemniser sensiblement.

Le commandant de Rosamel[3], originaire de Frencq[4], qui était lieutenant au 27e, puis capitaine chef d’État-Major de Miquel Dalton[5] à Douai, et faisait fonction de Colonel depuis 2 ans au 40e d’artillerie vient de mourir, usé prématurément, chez son beau-père M. de France[6] à Lefaux : J’ai été à son enterrement. C’est triste.

Je n’ai pas eu la main heureuse avec mon pur ?? sang d’Hesdin : il aurait pu me tuer plusieurs fois au retour de Montreuil avec le dogcart[7], après avoir été très sage à l’aller et dans quelques courses précédentes, un bouton écorché non loin du garrot l’a rendu tout à coup extrêmement nerveux. J’étais avec Georges[8] (en permission) qui a pu 3 fois sauter à terre et le maintenir pendant que je descendais : l’avaloir cassé ([  ] à la longe de croupière) lui est tombé dans les pattes ou plutôt sur les jarrets : tu vois le tableau, avec un cheval nerveux !

Georges vient peut-être nous faire ses adieux ! sa femme reprise de Hernie, partira d’ici dans quelques jours pour se retirer à Fressin : nous avons proposé, sans succès, un de nos logements à Campagne (Vieux Presbytère au château).

Les Baudens (homme, femme, et fille[9]) vont nous suivre à Paris pour y assurer notre service jusqu’à ce que le printemps et les soins à donner au jardin rappellent Alexandre ici. Ça les arrange parce que ça permettra à leur fille d’acquérir des connaissances pratiques, notamment la dactylographie. Mais la femme appréhenderait d’être cuisinière si elle n’avait son mari près d’elle pour l’aider quand elle est fatiguée.

Sais-tu que Geneviève Degroote paraît avoir la scarlatine ! pauvre Lucie[10] : quelle complication : les autres enfants[11] suspects ne sont plus reçu à un cours qui allait très bien. Les enfants Colmet Daâge[12] Commencent à aller mieux. Ils vont rentrer à Paris le 29 : les parents[13] se risqueront-ils à venir ici, pour avoir revu Brunehautpré comme l’ont fait les Henri et Lucie Degroote. Car tu sais, je crois, qu’ils ont passé 2 jours ici : Henri a tué quelques (2) lièvres, bien qu’ils soient clairsemés.

Sais-tu que la ferme Debavelaere est au milieu des bombes constamment ? Ça va devenir intenable comme pour nous ici ! Ils n’ont plus que de la main d’œuvre militaire et ça [tombera], aussi peut-être !

Sais-tu que M. Jean Buffet est mort à Nancy : l’Écho de Paris nous l’apprend (article de Barrès, d’hier)

De Vieux-Thann, Je ne m’occupe plus, pour éviter un conflit plus aigu avec Guy[14].

Je ne te dis rien de toi : ce n’est pas faute d’y penser. Nous sommes heureux de te savoir dans le voisinage de vos 2 amis, MM. V[15] et de S[16] : ça n’empêche pas ta vie d’être dure. Nous n’avons jamais su en quel point du front tu as fait tes débuts d’aspirant : en Argonne sans doute. Etes-vous pour longtemps au repos ? (Nous te situons au repos).

Jacques[17] pense venir en permission à Paris vers ce 3 novembre : sa femme[18] y sera partie (avec sa maman[19] et Françoise[20]) dès le 29 octobre. Nous[21] ne pensons partir que le 3 novembre au plus tôt.

Nouvelles de Pierre[22] assez récentes mais très courtes : il est très occupé. Son dernier mot a été écrit à 3h du matin ! Rien de récent de Michel[23] : il s’était fait expédier son fusil : je l’ai fait malgré moi ! Hélas il n’arrive pas et est perdu sans doute.

J’espère que tu as reçu un gilet Rasurel[24] que je t’ai acheté à Hesdin. Espères-tu faire encore quelques fugues vers Paris où tu as dû trouver un appartement un peu vide !

Nous voyons les Paul Froissart 2 fois par semaine environ : ils vont tous bien. Legentil[25] est toujours dans les motos à Dunkerque.

On harcèle les cultivateurs par des réquisitions de paille et foin : Que leur restera-t-il pour nourrir leurs bêtes et faire du fumier ? par contre le charbon se fait rare !

Pour compensation de mon insuccès de cheval de sang, j’ai de la satisfaction avec le 2e cheval que j’ai acheté aux Anglais. Il remplacera avantageusement Goliath, fini, mais il est borgne.

Mille amitiés et tous mes vœux pour que ta santé reste ce qu’elle est, malgré la boue et les intempéries.

D. Froissart


Notes

  1. M. de Sainte Maresville.
  2. Henri Degroote.
  3. Édouard Du Campe de Rosamel.
  4. Frencq dans le Pas-de-Calais.
  5. Joseph Miquel Dalton.
  6. Guislain Joseph de France.
  7. Dogcart : petite voiture découverte (Froissart écrit « Dogkar »).
  8. Georges Bénard.
  9. Alexandre Baudens, son épouse Marie Wicart et leur fille.
  10. Lucie Froissart, épouse de Henri Degroote.
  11. Anne Marie et Georges Degroote.
  12. Patrice, Bernard et Hubert Colmet Daâge.
  13. Madeleine Froissart et son époux Guy Colmet Daâge.
  14. Guy de Place.
  15. André Victor Etienne Vaucheret.
  16. Thibaut de Solages.
  17. Jacques Froissart, frère de Louis.
  18. Elise Vandame.
  19. Zélia Vandewynckele, épouse de Paul Vandame.
  20. Françoise Maurise Giroud, veuve de Jean Marie Cottard, employée par les Froissart.
  21. Damas Froissart et son épouse Emilie Mertzdorff.
  22. Pierre Froissart, frère de Louis.
  23. Michel Froissart, frère de Louis.
  24. Contre les refroidissements, les publicités du début du siècle vantent le gilet en « laine et tourbe » du « Docteur Rasurel ».
  25. Jules Legentil.

Notice bibliographique

D’après l’original

Pour citer cette page

« Mercredi 24 octobre 1917 (A). Lettre de Damas Froissart (Brunehautpré) à son fils Louis Froissart (mobilisé) », Une correspondance familiale (D. Poublan et C. Dauphin eds.), https://lettresfamiliales.ehess.fr/w/index.php?title=Mercredi_24_octobre_1917_(A)&oldid=59400 (accédée le 9 mai 2024).

D'autres formats de citation sont disponibles sur la page page dédiée.