1860 - Discours de M. Isidore Geoffroy Saint-Hilaire, membre de l’Académie, directeur du Muséum d’histoire naturelle, au nom du Muséum

De Une correspondance familiale

Messieurs,

La zoologie française, et le Muséum, dont l’histoire se confond si souvent et si glorieusement avec celle des sciences naturelles, ont deux époques mémorables entre toutes. C’est la gloire de Buffon d’avoir fait presque seul la grandeur de la première ; celle de la seconde fut l’œuvre de cette génération puissante dont un dernier représentant vivait parmi nous, renouant la chaîne de temps qui désormais n’appartiendront plus qu’à l’histoire. Lequel de nous, amis, confrères, disciples de M. Duméril, n’éprouvait pas un sentiment de profonde vénération en présence de ce maître qui avait déjà des élèves il y a soixante-six ans ! Et comment ne pas être émus, lorsqu’il nous était donné de serrer respectueusement cette main qui, en 1796, serrait fraternellement celle de Cuvier !

Les historiens de l’Antiquité nous parlent avec admiration de ces vieillards qui, désarmés par l’âge, se faisaient porter sur le champ de bataille pour encourager les combattants par le souvenir de leurs victoires : M. Duméril eût été, dans les luttes de la science, comparable à des vieillards de Sparte et de Rome, si, plus heureux, il ne lui eût été donné de combattre lui-même et de vaincre jusqu’à la fin.

Les premiers travaux de Duméril remontent au 18e siècle : les derniers ont vu le jour cette année même. Après les dix volumes de l’Erpétologie générale, un autre n’eût plus songé qu’à se reposer : c’est alors même que M. Duméril commença à écrire, d’une main déjà octogénaire, son Ichtyologie analytique, suivie elle-même des deux volumes de l’Entomologie analytique. Quand l’illustre doyen d’âge de l’Académie lui présenta ce dernier fruit de ses veilles, il était dans sa quatre-vingt-septième année, et deux fois encore depuis, en avril et à la fin de mai dernier, il a pris la parole pour défendre, d’une voix assurée, des opinions autrefois émises. Heureux ceux à qui il est accordé, par un rare privilège de la nature, mais aussi par le pouvoir d’une ferme, d’une énergique volonté, de ne cesser de servir la science qu’en cessant de vivre ! Heureux ceux chez lesquels le feu sacré de la science brûle jusque sous les glaces de l’âge, et dont on peut dire, avec l’empereur romain : « Ils sont morts debout ! »

Dans une si longue carrière, bien que partagée entre l’enseignement et l’exercice de la médecine, et l’enseignement et la culture des sciences naturelles, que de services rendus à celles-ci !

Dans l’histoire de l’anatomie et de la physiologie comparée, le nom de Duméril restera inséparable de celui de Cuvier, avec lequel, de 1796 à 1800, il disséquait, observait et découvrait. Les deux premiers volumes des Leçons d’anatomie comparée sont le fruit de ces travaux communs ; le collaborateur y fut digne de l’auteur, l’élève du maître.

En anatomie philosophique, Duméril émettait, dès 1802 dans son enseignement, dès 1808 dans ses ouvrages, l’idée hardie de la composition vertébrale de la tête qu’un grand poète, Goethe, avait jusqu’alors seul entrevue, et que l’Ecole allemande allait bientôt reprendre, mais en l’exagérant et la faussant.

A la même époque, en anthropologie, le cadre étroit des trois ou des cinq races dans lesquelles on a si longtemps prétendu enfermer toutes les variations du type humain était pour la première fois, élargi par M. Duméril.

En zoologie, par ses impérieux procédés analytiques et synoptiques, il exprimait les caractères avec plus de précisions, les rendait plus comparables, délimitait plus exactement les groupes, et réformait, sur plusieurs points, les classifications. En même temps, comme Buffon et Pallas, comme Réaumur et De Geer, comme tant de leurs contemporains, il s’attachait à l’étude des mœurs des animaux, si négligés de nos jours, et pourtant si attrayante, et aussi zoologiquement et même philosophiquement si indispensable : sur ce point, l’auteur de la Zoologie analytique était resté naturaliste du XVIIIe siècle, et le progrès consisterait ici à le redevenir avec lui. L’immense intérêt que les insectes présentent à ce point de vue, est, sans nul doute, une des causes qui ont valu à leur étude la constante prédilection de M. Duméril ; c’est par cette grande classe qu’il a presque commencé, c’est par elle qu’il a fini, et entre ses premiers Mémoires entomologique et l’Entomologie analytique se place un autre ouvrage étendu et important : les Considérations générales sur les insectes. Parmi les autres livres zoologiques de M. Duméril, les principaux ont pour objet la classe des poissons, dont il a embrassé l’ensemble dans son Ichtyologie analytique, et celle des reptiles, dont il a exposé l’histoire naturelle, générale et particulière, avec tous les développements qu’elle comporte, dans cette grande Erpétologie, pour laquelle il eut le bonheur de trouver deux collaborateurs aussi savants que dévoués, notre regretté Bibron, et un autre élève plus cher encore, notre collègue M. Auguste Duméril.

Ces deux derniers ouvrages résument, en les mettant au courant de la science, plus d’un demi-siècle d’enseignement au Muséum d’histoire naturelle. Suppléant de Lacépède en 1802 , professeur titulaire d’erpétologie et d’ichtyologie en 1825, professeur honoraire en 1857 ; tels sont les titres successifs auxquels M. Duméril a appartenu près de soixante ans à notre établissement. Là, comme à l’Académie, et comme dans la science, il déploya, jusque dans l’extrême vieillesse, si toutefois ce mot peut s’appliquer au grand âge de M. Duméril, une activité qui ne le cédait à celle d’aucun d’entre nous. Jamais enseignement ne fut fait avec plus d’exactitude, avec plus de zèle, plus d’ardeur même, et d’un accent plus animé, que celui de ce professeur octogénaire.

Et ce qu’il était comme professeur, il le fut aussi comme administrateur. L’état des collections, placées de 1802 à 1857 sous sa direction, en est la preuve incontestée. Très heureusement secondé, autrefois, par notre savant M. Valenciennes, et depuis par M. Bibron, il ajoutait sans cesse à leur intérêt scientifique, en même temps qu’à leur richesse matérielle ; et, si je puis le dire sans craindre de rencontrer, quelque part que ce soir, un contradicteur : aucune collection erpétologique n’égale celle que M. Duméril remettait, il y a quelques années, dans les mains filiales d’un successeur digne de lui.

Un autre monument durable de l’administration de M. Duméril est la création de la ménagerie des reptiles, qui permet enfin l’observation, à l’état vivant, d’une des classes les plus difficiles à étudier dans les musées, et une de celles qui offrent le plus d’intérêt, non seulement pour la zoologie, mais pour la physiologie comparée. Cette création est l’œuvre propre de M. Duméril. La pensée en était nouvelle, quand il l’a émise ; et, en peu d’années, malgré l’insuffisance de local dont il avait fallu provisoirement se contenter, la collection des reptiles vivants était digne de prendre place à côté de la grande ménagerie, instituée un demi-siècle auparavant par mon père[1], et qui depuis a été imitée par toute l’Europe. La ménagerie erpétologique ne manquera pas de l’être à son tour.

C’est en 1857 que M. Duméril descendit de sa chaire et rentra dans son cabinet, non pour s’y reposer, mais pour y travailler plus que jamais. Il avait résolu de consacrer les années qui lui restaient, à revoir, à résumer, en les compétant, les résultats scientifiques de sa vie entière. Après les poissons, dont il venait de s’occuper, il se remit à l’étude des insectes. Quand, après trois ans, il eut coordonné, dans le dernier de ses ouvrages, ses innombrables travaux sur sa science de prédilection, il éprouva une douce satisfaction, celle d’avoir assez vécu pour tenir à la science la promesse qu’il s’était faite pour elle ; mais, en même temps, il comprit que quelque chose allait lui manquer. Il craignit d’avoir à se reposer.

Sans doute il eût repris la plume. Malgré ses 86 ans, il était permis d’espérer qu’il ferait pour ses travaux anatomiques et physiologiques ce qu’il venait de faire pour ses travaux zoologiques. Mais, à ce moment même, lui que la vieillesse avait à peine touché, il la sentit venir tout à coup ; le temps sembla reprendre ses droits sur lui ; une légère maladie, sans l’abattre, suffit à l’affaiblir. A la rapidité de ce déclin subit, il compris que sa fin était proche ; et, quand il l’eut compris, il le dit, comme il eût dit aune autre vérité ; parlant en médecin sur lui-même, acceptant avec résignation, avec sérénité, l’inévitable événement, en consolant à l’avance ses fils et toute cette famille aimée, et si digne de l’être, qui se pressait autour du patriarche vénéré de la science.

C’est ainsi que s’éteignit M. Duméril. Il fut heureux jusqu’au dernier jour, c’est lui qui l’a dit, et plein de confiance dans ce qui allait suivre.

Une telle fin devait couronner une telle vie. Au terme de sa carrière, M. Duméril pouvait remonter le cours d’une existence presque séculaire, sans trouver un seul jour à en retrancher. M. Duméril a été de ceux dont on peut dire : En lui l’homme valait le savant. Dévoué à l’amitié, affectueux envers ses collègues, paternel envers ses élèves, bienveillant pour tous, il se plaisait à louer, même ses émules, et à encourager encore quand il n’avait pas à louer. On le citait comme un type de droiture et de loyauté ; on aimait en lui cette bonté vraie, toujours prête à passer de la parole à l’acte. Beaucoup ont eu à se louer de lui, personne n’a jamais eu à s’en plaindre.

Tel était M. Duméril ; et c’est pourquoi le connaître, c’était le vénérer, et c’était aussi l’aimer.

Notes

Notice bibliographique

D’après l’original : BNF Ln276650(A)


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« 1860 - Discours de M. Isidore Geoffroy Saint-Hilaire, membre de l’Académie, directeur du Muséum d’histoire naturelle, au nom du Muséum », Une correspondance familiale (D. Poublan et C. Dauphin eds.), URI: https://lettresfamiliales.ehess.fr/w/index.php?title=1860_-_Discours_de_M._Isidore_Geoffroy_Saint-Hilaire,_membre_de_l%E2%80%99Acad%C3%A9mie,_directeur_du_Mus%C3%A9um_d%E2%80%99histoire_naturelle,_au_nom_du_Mus%C3%A9um&oldid=58139 (accédée le 18 avril 2024).

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